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LE DRAPEAU BLANC

crit par les deux réverbères. Le spadassin descendit de cheval et tira fortement la corde de la cloche d’argent.

La minute d’après, de l’hôtellerie illuminée surgit un serviteur.

— Dis-moi, mon garçon, si le postillon est dans l’auberge ? demanda Flambard.

— Oui monsieur, il est là.

— Bien, je vais attacher mon cheval et entrer.

Plus loin, hors du rayon de lumière, il y avait trois poteaux de pierre enfoncés dans le sol. Flambard y alla attacher sa monture et pénétra dans la grande salle de l’auberge remplie d’un monde excité et inquiet. Entre autres, se trouvaient plusieurs voyageurs qui se rendaient à Québec ; mais en apprenant que la bataille avait été perdue et que les Anglais étaient maîtres de la ville, ils étaient demeurés consternés. Tout de même il fallait bien boire et manger. Les nombreux serviteurs de la maison dressaient les couverts. Dans la cuisine le maître de céans commandait et dirigeait. Une immense rumeur emplissait toute l’hôtellerie.

Flambard avisa le postillon qu’entouraient quelques voyageurs qui déjà retenaient leurs places pour retourner sur leurs pas. Notre ami le tira à lui et dit :

— Je parie, mon ami, que vous boiriez volontiers une bouteille de vin ?

Le postillon regarda avec surprise le spadassin, puis il sourit et répondit :

— Monsieur Flambard, je ne saurais vous refuser, merci.

Flambard le conduisit à une table à l’écart, appela un serviteur et commanda deux bouteilles de vin.

— Mon ami, dit Flambard, pouvez-vous me dire si Monsieur le chevalier de Lévis est encore à Montréal ?

— Je ne pense pas, car hier aux Trois-Rivières on disait que Monsieur de Lévis était arrivé au Fort Richelieu.

— Au Fort Richelieu… ah ! ah ! Serait-il en route pour Québec ?

— Je ne peux vous dire. Mais, une chose certaine, si Monsieur de Lévis a appris ce qui vient de se passer à Québec, il ne tardera pas d’accourir.

— Ah ! ah ! vous avez appris la nouvelle ?

— Hélas ! monsieur, j’en suis tout navré encore. Quel malheur !

— Oh ! sourit le spadassin avec confiance, ce n’est pas un malheur irréparable.

— Dieu vous entende ! Mais pouvez-vous me dire si je devrai conduire ma diligence jusqu’à la ville ?

— Voilà une question, mon ami, à laquelle je ne saurais répondre d’une manière positive. Toutefois, je peux vous assurer que Monsieur de Vaudreuil sera ici demain, et lui pourra vous dire ce que vous devrez faire.

À la demande du postillon et tout en buvant son vin le spadassin fit une brève narration de la bataille des Plaines d’Abraham. Puis notre ami appela un serviteur, commanda pour le postillon seulement une autre bouteille de vin, paya et quitta l’auberge pour poursuivre sa route.

— Ah ! ah ! Monsieur de Lévis est au Fort Richelieu, s’était dit Flambard ; tant mieux, je l’aurai rejoint demain soir au plus tard.

Après avoir quitté la grande salle de l’auberge, le spadassin traversa la véranda et se dirigea vers l’endroit où il avait attaché sa monture. Malgré le froid de cette nuit d’automne, il y avait encore des rassemblements de villageois et de paysans devant l’auberge et sur la route qui traversait le village. Des femmes et leurs enfants grelottants avaient regagné leur logis ; d’autres, en se lamentant, quittaient le village, et leurs sabots de bois en battant la terre durcie par le gel semblaient scander leurs sanglots. La grande douleur qui étreignait ce soir-là la capitale de la Nouvelle-France, semblait se répandre rapidement sur tout le pays.

Flambard, s’étant approché du poteau auquel il avait attaché son cheval, découvrit avec un grand étonnement que la bête n’était plus là. Dans la noirceur qu’adoucissaient un peu les réverbères de l’hôtellerie il promena un regard inquisiteur ; il ne vit rien, rien que quelques groupes de paysans plus loin qui s’entretenaient à voix basse et avec un air de mystère.

Il alla s’informer auprès de ces paysans. Non ! personne n’avait vu le cheval dont il parlait.

Flambard pensa que la bête avait pu se détacher et aller le long du chemin paître l’herbe roussie.

Il fit quelques pas vers la route, scrutant de toute la puissance de ses yeux l’obscurité.

Tout à coup il s’arrêta en voyant des ombres humaines surgir des ténèbres et se