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LE DRAPEAU BLANC

compagnon, le sieur de Regaudin, nous commande de mettre au service de sa dame deux lames qui ont pourfendu, ce jour d’aujourd’hui, deux cents Anglais. De sorte que c’est un honneur que nous ferons à Madame la capitaine…

— Et un honneur, interrompit Regaudin, dont maintes hautes dames de la Cour de Versailles se réjouiraient, sans vouloir nous vanter !

Les deux grenadiers avalèrent chacun une terrible rasade.

— Eh bien… que décidez-vous, père Croque…lard ? bafouilla Pertuluis avec un hoquet.

— Oui, que dites-vous de cet… immense honneur, père Croque…bedaine ? zézaya Regaudin dont le menton, les lèvres et le nez dégouttaient d’eau-de-vie.

De plus en plus ivres, les deux grenadiers ricanaient et se jetaient l’un à l’autre des œillades narquoises.

Certes, le père Croquelin ne tenait nullement à avoir comme escorte les deux chenapans. Mais il se dit que refuser leurs services, ce serait les contrarier peut-être, et vu qu’ils étaient déjà fort gris, ce serait encore faire naître leur colère et s’exposer, lui, à des horions qui pourraient lui être fatals. Alors, il pensa que le capitaine Vaucourt trouverait bien un moyen de se débarrasser de ces deux bravi, et il décida d’accepter l’offre des deux grenadiers.

— Ça va bien, dit-il, j’accepte pour ces dames l’immense honneur de votre escorte.

— En ce cas, à la santé de ces dames ! cria Pertuluis en vidant tout à fait la jatte.

Cette fois, le père Croquelin n’osa refuser le gobelet rempli que lui tendait Regaudin en disant :

— Allons ! faut se mettre du sang dans le cœur, biche-de-biche ! on est français, que diable !

Ayant bu, l’ancien mendiant demanda le prix de la berline et des deux chevaux pour environ quatre jours de route.

— Ce sera rien que vingt-cinq livres, répondit le père Couillard.

Le marché fut conclu sur le champ, Pertuluis offrant de régler l’affaire à même sa propre bourse, assurant que ce serait grand honneur pour lui et son compagnon que de protéger la jeune et jolie Madame Vaucourt contre toutes mauvaises rencontres, tels que les maraudeurs, larrons, escarpes, chenapans et même les rôdeurs ennemis.

— Nos rapières, affirma Regaudin, seront un rempart contre lequel viendront s’affaisser pantelantes et flan-flinflan toutes les meutes de l’univers, miche-de-biche !

Et l’instant d’après, la berline, attelée de deux pauvres roussins, vieux d’un peu plus d’un quart de siècle et qui avaient fait dix campagnes, prit, cahin-caha-cahin, la route de la ferme d’Aubray. Le père Croquelin conduisait l’attelage avec toute la maîtrise d’un vieux cocher ; quant aux deux grenadiers, confortablement assis dans la berline, ils s’imaginaient faire un rêve de ciel, soupiraient de bonheur et d’extase et souriaient béatement.

— Ne dirait-on pas, dit Pertuluis, que je suis Monsieur le marquis de…

— N’ai-je pas l’air, interrompit Regaudin, de Monsieur le duc de…

Han-Han !…

Un cahot secoua violemment les deux compères.

— Eh là ! tas de fainéants ! gronda le père Croquelin en allongeant deux vigoureux coups de fouet aux roussins, allez-vous filer plus vite que ça ! Voulez-vous, vieilles rosses, faire refroidir Monsieur le Marquis et Monsieur le Duc ?…

À toute vitesse la berline, crissante et gémissante traversa le pont de la rivière Saint-Charles avec un grand bruit de vieille ferraille qui mit en émoi tous les échos de la nuit tranquille.


— IV —

OU COMMENCE LA MISSION DE FLAMBARD


En quittant la maison d’Aubray, le spadassin s’était dirigé vers la capitale pour remettre à M. de Ramezay l’ordre du gouverneur de tenir contre les Anglais aussi longtemps que dureraient les vivres. En usant de grande économie, Ramezay possédait des vivres pour au moins quinze jours ; et la population et la garnison pouvaient d’autant plus tenir ces quinze jours à la ration, qu’elles étaient accoutumées à ce dur régime. Ce n’était donc plus que quelques jours de sacrifice à faire : les Anglais ne sauraient résister à l’armée coloniale reformée, et un mois ne se serait pas écoulé que les débris de leur armée au-