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LE DRAPEAU BLANC

— Prenez garde ! cria le père Croquelin ; il en sortirait une rafale capable de soulever le toit de cette masure, d’en emporter toutes les pièces dans l’espace et de souffler chez le diable cent mille grenadiers… Prenez garde, vous dis-je !

Les deux grenadiers éclatèrent d’un rire formidable, remirent les rapières au fourreau et regagnèrent la table sur laquelle le père Couillard allait poser la jatte d’eau-de-vie.

— Allons ! dit Pertuluis, vous êtes un joyeux compère, père Croquelin, et je veux que vous vidiez une autre tasse à la santé du chevalier de Pertuluis !

— Monsieur le chevalier, répondit l’ancien mendiant, je vous prierai de m’excuser, j’ai une mission importante à accomplir.

— Oh ! c’est tout excusé, dit Regaudin, du moment que vous avez une mission. Allez, père Croquelin, accomplissez, accomplissez, tandis que nous nous mettrons cette excellente eau-de-vie dans le coffre !

Et les deux grenadiers, s’étant rassis près de la table, se mesurèrent chacun une rasade énorme.

— Père Couillard, dit le père Croquelin, je suis venu vous demander une berline et deux chevaux.

— Une berline et deux chevaux ! s’écria le loueur avec surprise. Partez-vous donc en voyage, père Croquelin ?

— Tout juste, père Couillard.

— Le vieux sournois, se mit à ricaner Pertuluis, je parierais qu’il va enlever la plus jolie fille de Québec.

— Pardon, monsieur le chevalier, j’enlève deux jeunes femmes et leurs enfants.

— Fichtre ! exclama Regaudin en ouvrant des yeux énormes, deux jeunes femmes et deux enfants…

— C’est-à-dire, père Couillard, reprit de suite l’ancien mendiant, que sur l’ordre du capitaine Jean Vaucourt, je conduirai vers Trois-Rivières sa femme et son enfant, ainsi que la femme et l’enfant d’un pauvre diable de milicien blessé aujourd’hui même sur les Plaines.

— Ah ! ah ! c’est pour le capitaine Vaucourt ? fit le loueur. Eh bien ! j’ai une berline, mais elle n’est pas fort en état de rouler sur une aussi longue route.

Au nom du capitaine Vaucourt, Pertuluis et Regaudin avaient dressé l’oreille avec curiosité.

— Est-elle donc démanchée quelque part ? demanda le père Croquelin, visiblement inquiet.

— Elle est pas mal démantibulée, et une de ses roues chambranle pas mal aussi.

— Mais si on la rafistolait, père Couillard ?

— Oh ! pour dire vrai, elle peut bien marcher encore un bon bout sans rafistolage. Mais je tenais seulement à vous prévenir que ce n’est pas précisément la berline de Monsieur le Gouverneur.

— Parbleu !

— Ensuite, je vous dirai, père Croquelin, que je n’ai plus que deux chevaux, Pascal et Loulou.

— Eh bien ! je vous louerai la berline telle quelle et Pascal et Loulou. Combien ?

— Et vous dites, père Croquelin, intervint Pertuluis, que vous conduisez aux Trois-Rivières deux jeunes femmes et leurs enfants ?

— Oui bien, mes gentilshommes. Vu que l’armée retraite et s’en va, ces deux jeunes dames ne veulent pas rester avec les Anglais.

— Pardieu ! fit Regaudin, ce n’est pas moi qui les en blâmerai.

— Ni moi, ventre-de-bœuf !

— Et ces jeunes dames… demanda Regaudin, ont-elles une escorte ?

— Hélas ! non, mes braves gentilshommes. Elles n’ont pour escorte que deux pauvres diables, tout vieux, tout cassés, tels que moi, votre serviteur, et le vieux père Aubray.

— Le vieux père Aubray ! fit Pertuluis en regardant son camarade.

Celui-ci cligna de l’œil et dit :

— Père Croquelin, comme nous sommes de dignes grenadiers et gens de courtoisie, et que nous partons nous aussi avec l’armée en attendant que nous revenions chasser les English du pays, nous ferons escorte à ces dames et mettrons nos rapières à leur service !

— Vous ? fit le père Croquelin avec admiration, mais aussi avec méfiance.

— Foi de chevalier de Pertuluis, je vous le jure sur mes armoiries ! D’abord, pour vous convaincre, père Croquelin, je dois vous dire que j’admire le capitaine Vaucourt qui s’est vaillamment battu aujourd’hui et qui a failli enfoncer les grenadiers anglais et les Highlanders, et cette admiration que partage également mon