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LE DRAPEAU BLANC

— Messeigneurs, interrompit le père Croquelin, j’y connais justement de fort braves trépassés qui ont grandement soif et qui implorent terriblement de messes. Mais je connais aussi des vivants de cette terre qui ont non moins grandement soif, et qui à la vue de cette magnifique jatte et de son superbe liquide…

— Ah ! ah ! se mit à rire Pertuluis, je gage que vous êtes l’un de ces vivants ? Eh bien ! approchez et venez vous tremper la luette.

Pertuluis emplit une tasse qu’il présenta à l’ancien mendiant. Pendant ce temps le père Couillard approchait une énorme bûche de bois qu’il offrait en guise de siège au père Croquelin, disant :

— Asseyez-vous et reposez-vous, père Croquelin, tout en buvant votre tasse !

— Vous êtes bien honnête, père Couillard, merci. À la santé donc de ces messieurs les grenadiers !

Pertuluis remplissait les autres gobelets de ce qui restait dans la jatte. Il poussa celle-ci vers l’hôte et dit :

— Allez la remplir, père Couillard ! Ah ! au fait, nous avions oublié votre nom… nos excuses !

Le bonhomme partit avec la jatte pour se rendre à l’écurie.

Alors Pertuluis parut remarquer pour la première fois que le père Croquelin ne portait pas la besace et qu’il était vêtu de beaux habits bourgeois.

— On a donc hérité, dit-il, qu’on ne traîne plus la besace et qu’on est mis comme prince à la rente.

— Oh ! sourit finement le père Craquelin, on sait faire soi aussi ses petites affaires.

— Parbleu ! fit Regaudin. Ce serait calomnier la besace que dire qu’elle est plate.

— Et ce serait manquer de justice au métier, ajouta narquoisement Pertuluis, que d’insinuer qu’il ne rapporte que la famine et la peste.

— Vous parlez avec raison, mes gentilshommes, sourit le père Croquelin ; aussi faut-il se garder de parler en mal de la besace et du gueux qui la porte.

— Comment donc, ventre-de-roi ! s’écria Pertuluis. Mais je n’en dis que du bien !

— Et je suis loin d’en penser mal-et-pis ! dit Regaudin à son tour.

— Et même, reprit Pertuluis, que je n’ai jamais tant souhaité que d’avoir pour parent un mendiant de qui hériter.

— Si j’avais un papa, reprit Regaudin, je lui conseillerais la besace pour que j’en l’hérite un jour !

— Si vous êtes si désireux d’hériter une besace, mes gentilshommes, ricana le père Croquelin, je vous céderai volontiers la mienne.

— Et, va sans dire, le magot avec ? fit Pertuluis en clignant de l’œil à son compère.

— Le magot ? s’écria le père Croquelin. Ah ! ouiche ! fouillez-moi la trompette s’il est la !

— Biche-de-bois ! s’écria Regaudin en indiquant le ventre arrondi de l’ancien mendiant, je parie qu’il se l’est mis dans la panse !

— Vrai ? fit Pertuluis avec surprise.

— Peut-être bien, répondit le père Croquelin en ricanant.

— En ce cas, il faut voir, suggéra Pertuluis.

— En lui ouvrant la bedaine ? demanda Regaudin.

— Certainement, ventre-de-roi !

Et Pertuluis, gravement, tira sa rapière et se leva comme s’il allait éventrer l’ancien mendiant.

Celui-ci fit un bond, se dressa et se rua vers l’extrémité opposée de la masure.

Pertuluis, à demi-ivre, marcha titubant, vers le père Croquelin, qui s’écria vraiment épouvanté :

— Hé là ! hé là ! monsieur le grenadier, vous n’allez pas m’étriper, je compte bien, rien que pour savoir si j’ai mangé mon magot !

C’est justement ce qu’on veut savoir, se mit à rire Regaudin, non moins ivre que son camarade.

— Ah ! messeigneurs, ce sera peine perdue et un inutile massacre, je vous le jure !

— Pourquoi ? demanda Pertuluis.

— Parce que j’ai renvoyé mon magot !

— Mais cette panse ? demanda encore Pertuluis.

— C’est du vent, messeigneurs, rien que du vent, je vous l’assure.

— Tant pis ! éclata de rire Regaudin, il faut faire sortir le vent. Et tout comme son compagnon il brandissait sa rapière sous le nez bleui de peur de l’ancien mendiant.

Le père Couillard rentrait à ce moment.

— Crevons l’outre ! crevons l’outre à vent ! hurla Pertuluis.