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LE DRAPEAU BLANC

On but rapidement. Regaudin, le premier, retourna à la jatte.

— Eh ! tu es donc bien pressé ! fit remarquer Pertuluis.

— Dame ! répondit Regaudin, j’ai à peine trempé mes lèvres.

— N’est-ce pas ? interrogea le vieux loueur, que cette boisson a du pique-en-ventre ?

— Heu ! heu ! fit Regaudin en claquant de la langue, j’avoue qu’elle ravive la lanterne !

Pertuluis se contenta de grogner indistinctement en vidant un deuxième gobelet.

La jatte se trouva vide.

— Prends ! dit Pertuluis au loueur en poussant vers lui les pièces d’or.

Le vieux ramassa les pièces, les compta et dit :

— Il y en a pour deux jattes.

— Eh bien ! va remplir ! commanda Regaudin.

Le vieux sortit et revint bientôt avec une autre jatte également remplie au ras bord. Et, tandis que les deux grenadiers se servaient une troisième rasade, le loueur s’assit sur son grabat, et dit :

— Je constate, à voir vos personnes, qu’on s’est battu ferme là-haut !

— Ça été une vraie débauche ! affirma Pertuluis.

— Le malheur c’est qu’on a manqué de quoi boire, déclara Regaudin.

— C’est pourquoi, reprit Pertuluis, on veut essayer de se rattraper un peu.

— Tout de même, larmoya le vieux, que les Anglais nous ont battus !

— Ah bah ! le père, consola Pertuluis, faut pas se démancher le cœur pour ça ; on va se reprendre et se rattraper, ventre-de-bœuf !

— Et cette fois, cria Regaudin, gare aux English, biche-de-biche !

Un heurt dans la porte de l’impasse fit sursauter les trois hommes.

Le vieux marcha rapidement à la table et souffla la bougie.

— Il faut, murmura-t-il, être prudent, car on ne sait jamais par le temps qui court ce qui pourrait nous arriver de fâcheux.

Il alla à la porte sur la pointe des pieds.

Pertuluis et Regaudin avaient déjà porté la main à la poignée de leurs rapières.

Le loueur colla sa bouche à une fente de la porte et demanda à voix basse :

— Qui est là ?

Une voix aigre et aussi cassée que celle de l’hôte répondit de l’impasse :

— Ouvrez, père Couillard, c’est un ami qui vient chercher aide et demander secours !

— Quel est cet ami dont je ne reconnais pas la voix ?

— Ah ! ça, allez-vous me faire croire que vous ne reconnaissez pas la voix du père Croquelin ?

— Tiens ! le père Croquelin… c’te visite tout à coup ! Patientez, père Croquelin, j’ouvre.

Et le loueur, doublé d’un tavernier, qu’on venait d’appeler le père Couillard, poussa trois forts verrous et tira la porte à lui, disant :

— Entrez, pendant que je cours rallumer la bougie !

À ce nom de « père Croquelin », les deux grenadiers avaient cherché, dans le noir d’encre qui emplissait la masure, à s’interroger du regard. Pertuluis avait murmuré :

— N’est-ce pas ce mendiant, Regaudin…

— Tout juste, Pertuluis. Faudra-t-il l’embrocher ?

— Patience, nous allons toujours voir ce qu’il vient remuer de ce côté !

Le père Couillard rallumait prestement la bougie. Le père Croquelin pénétrait dans la baraque et remarquait de suite la présence des deux grenadiers. Il s’arrêta, surpris, et dit :

— Vous n’étiez donc pas seul, père Couillard ?

— Comme vous voyez, j’avais deux gentilshommes à servir !

— Eh ! eh ! se mit à rire Pertuluis, ce brave père Croquelin ! Je parie que vous avez oublié de faire dire ces deux messes…

— Hein ! fit en tressautant le père Croquelin et en se frappant la tête. Mais si fait, j’ai fait dire les deux messes pour le repos de votre âme tel que j’avais promis. Ah ! ça, vous n’êtes donc pas trépassé ?

— Comme vous voyez, dit Regaudin, nous nous portons en fort bonne santé.

— Mais alors il me faudra recommencer, sourit narquoisement l’ancien mendiant.

— Parbleu ! fit Pertuluis. Toutefois, comme nous sommes bien vivants et portants, et attendu qu’il se peut trouver au purgatoire quelques braves trépassés de soif énormément torturés, — nous vous prierons de leur faire l’offrande de ces…