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LE DRAPEAU BLANC

— Biche-de-bois ! ce serait à nous désosser tous les os pour en tirer du jus de moelle et nous en abreuver ! Frappe encore, Pertuluis, tu vois bien que rien ne remue dans la cambuse !

Pertuluis n’eut pas le temps d’obéir à l’injonction de son camarade, qu’une voix cassée demanda de l’intérieur de la baraque :

— Qui vive là !

Regaudin colla ses lèvres à un interstice de la porte et murmura :

— Deux lanternes sèches !

— Et deux outres qui ont perdu toute leur eau ! ajouta Pertuluis.

— Ah ! ah ! fit la même voix cassée, l’une veut de l’huile, et l’autre…

— L’autre, interrompit Pertuluis en ricanant, veut tremper les planches de sa futaille pour qu’elles renflent et ne tombent pas en botte !

— Bon, je vous reconnais à vos voix ! N’êtes-vous pas deux grenadiers…

— Précisément, mon ami, le chevalier de Pertuluis et son digne écuyer le sieur de Regaudin. En même temps que ces paroles Pertuluis fit bruire une poignée de louis d’or.

— Attendez une minute, Messeigneurs, que je ravive le quinquet !

L’instant d’après le filet de lumière reparaissait, puis la porte était ouverte.

À cet instant, un hennissement partit de l’écurie toute proche, puis un second parut répondre au premier.

— La paix, Pascal ! La paix, Loulou ! j’y vas dans la minute, dit l’homme qui venait d’ouvrir sa porte.

C’était un vieillard tout voûté, tout cassé, tout chauve. Il fit voir dans un sourire une bouche édentée et dit :

— Je suis seul, Messeigneurs, entrez, vous êtes les bienvenus !

Les deux grenadiers pénétrèrent dans une masure misérable et sale, n’ayant pour tout mobilier qu’un grabat, une table et deux ou trois escabeaux. Dans un coin se trouvait encore un vieux fourneau, tout rouillé, et qui devait servir à cuire les quelques pauvres aliments dont vivait ce reclus.

Celui-ci fit asseoir les deux grenadiers près de la table sur laquelle était un bougeoir à deux branches, mais dont l’une d’elles seulement portait un bout de chandelle. Ce bougeoir était fait des deux cornes d’un bœuf emmanchées dans un petit bloc de bois. Le propriétaire de ce taudis était loueur de voitures de son métier, mais il faisait aussi métier de tavernier et de mendiant.

— Messieurs, reprit-il, lorsque les deux grenadiers furent assis, je cours donner une gueulée d’avoine à Pascal et à Loulou et je reviens.

— N’aurais-tu pas, en attendant, de quoi nous humecter les babines ? interrogea Pertuluis en jetant sur la table quelques pièces d’or qui firent papilloter fébrilement les paupières du vieux.

— Oui, répondit-il, mais il faut que j’aille demander le liquide à Pascal et Loulou !

— Ah ! ah ! se mit à rire Regaudin, il paraît que nous tenons toujours auberge en écurie !

— Juste. Une stalle me sert de comptoir dans les temps ordinaires, sourit ironiquement le vieux.

— Et comme nous ne vivons plus dans les temps ordinaires ?… demanda Pertuluis en clignant de l’œil.

— Je sers ici même les braves clients qui se présentent.

— C’est bien, mon ami, va, nous attendrons.

Le loueur tira une jatte d’un placard et disparut par une porte basse donnant sur la remise. Il revint au bout de cinq minutes portant précieusement sa jatte toute remplie d’eau-de-vie. Puis il la déposa sur la table disant :

— Je l’ai emplie au ras bord, pensant que vous aviez bien soif, Messeigneurs.

— Soif ! grommela Pertuluis en se vidant une forte rasade dans un grand gobelet d’étain ; c’est-à-dire que les saints Martyrs n’ont jamais tant souffert de la soif !

— Soif ! surenchérit Regaudin ; c’est-à-dire que saint Laurent sur son fourneau et saint Siméon Stylite sur sa tour de quarante coudées n’eurent jamais tant soif !

À son tour il se versa une énorme rasade.

— Allons, sers-toi, dit Pertuluis en poussant la jatte vers le maître du taudis.

Celui-ci emplit une tasse de pierre. On choqua tasse et gobelets, et Pertuluis cria :

— À la France !

— À la santé des saints Martyrs ! répondit Regaudin.

— À la damnation des sacrés Anglais ! fit le loueur qui était canadien.