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LA GUERRE ET L’AMOUR

voyant à ce que ni mains ni pieds ne fussent exposés à l’air. Cela fait, il la prit dans ses bras, la pressant contre sa poitrine, puis, prenant son élan, il bondit et se jeta de nouveau dans le brasier. Il courait avec la même agilité, sans paraître embarrassé par son fardeau. Ses pieds encore soulevaient des multiples gerbes de flammèches et d’étincelles dormant dans les cendres. Par moments, on le voyait enfoncer jusqu’aux genoux dans des trous de cendres grisâtres ou brunes. On pensait qu’il allait tomber, mais non. Il passait, courait, bondissait. Tout son corps fumait. Et quand, enfin, au grand soulagement des spectateurs pétrifiés, il sortit de l’horrible fournaise, son corps luisait comme un lingot de pure ébène.

Olivier et Carrington s’étaient élancés à sa rencontre. Olivier tendant les bras pour recevoir le corps de sa fiancée ; tandis que les spectateurs, défigés, applaudissaient avec des clameurs de joie et d’admiration. Puis tout ce monde se précipita follement vers le groupe que formaient maintenant Max, Olivier et Carrington, Olivier gardant Louise dans ses bras et la contemplant. Max l’avait apportée comme il l’avait trouvée, sans une brûlure. Elle continuait de sourire, dans son évanouissement.

Dans le silence qui s’était fait, Max fit entendre ces paroles, que, un peu penché vers elle, il disait à la jeune fille évanouie :

— Ma sœur blanche vivra encore et sera heureuse avec son frère blanc. Max l’a aimée et a souffert de son mépris. Il a voulu se venger de ce mépris et du coup de couteau qu’elle lui a donné un jour. Alors, pour laver nettement les affronts de sa sœur blanche, Max a mis le feu à la forêt, afin qu’elle y trouvât la mort.

À cette dernière parole, il se redressa en tournant sa haute silhouette noire du côté du feu. On s’écarta devant lui, comme avec crainte, après la déclaration qu’il venait de faire publiquement. D’ailleurs, il était affreux dans son corps noir de suie, avec son crâne dénudé, ses yeux étincelants sans sourcils ni cils, grillés par les ardeurs de la fournaise.

Il fit un nouveau bond, lança un cri strident, terrible, pareil au cri de guerre, se darda, se rua dans la fournaise avec une sorte d’ivresse joyeuse et triomphale. On aurait cru voir un Pluton se replongeant avec allégresse dans son enfer. Mais qu’allait-il faire ? Pourquoi se jetait-il ainsi, dans ce feu comme avec plaisir ? Voilà ce que se demandaient les spectateurs de plus en plus intrigués et dont le rêve tournait au cauchemar. Mais on vit l’Indien s’arrêter, monter sur un tronc renversé et à demi mangé par le feu, fumant encore, et là, droit, fier, splendide, croiser ses bras sur sa poitrine nue et lever vers le ciel sa face noire. Une minute d’attente, une minute d’intense émotion, une minute de solennel silence, on eût dit que le cœur de l’humanité tout entière venait de suspendre ses battements… Puis les regards hallucinés des spectateurs virent l’Indien, droit comme le fût d’un chêne, se renverser, tomber, s’abattre dans le brasier. Tout son corps enfonça dans une épaisse couche de cendres et de braises, un nuage s’éleva, une grande gerbe d’étincelles monta, se déploya et retomba en une averse d’étoiles. Max s’était fait justice, et Louise et ses parents étaient vengés.

♦     ♦

On avait emmené Louise, toujours inerte, au village de la Pointe-aux-Corbeaux. Des hommes, se relayant, l’avaient portée. Là, chacun voulut offrir sa maison. Olivier accepta la première venue. On courut chercher le chirurgien de la petite garnison. Celui-ci, après un court examen, déclara que la jeune fille était hors de danger, le pouls et le cœur étant bons. Toutefois il recommanda pour son réveil quelques potions.

Olivier s’assit à son chevet et attendit qu’elle reprit connaissance. Il ne s’inquiétait plus : sa fiancée vivait, elle vivrait. Le chirurgien l’avait dit, il n’y avait chez elle que de l’épuisement. Beaucoup de gens venaient la voir et la contempler, elle était si belle, si adorable, avec le même sourire de ses lèvres rouges, son teint rose et l’expression radieuse de sa physionomie, sur laquelle, cependant, semblait demeurer un reste d’émoi. Et la plupart de ces gens, connaissant la terrible aventure qu’elle avait traversée et dont elle sortait saine et sauve, parlaient de prodige surnaturel, de miracle.

Cependant, Carrington s’était retiré sur son navire. Une fois dans sa cabine, il s’assit lourdement à sa table de travail et demeura longtemps le coude sur le bras de son siège et le front dans la main. À quoi songeait-il ? À Louise ? Oui, un peu, mais surtout, à Max, qui avait eu le courage d’expier son crime, ou du moins de se châtier. Mais lui, Carrington, n’avait-il pas un crime à expier, un crime qui, comme celui de l’autre, exigeait sanction, réclamait châtiment. Eh oui ! il avait longtemps médité et prémédité le meurtre d’Olivier. Cette pensée l’agita tout entier dans un frissonnement de honte. Il porterait dorénavant l’irréparable souillure qu’il avait consciemment faite à un nom honorable. Certes, il n’avait pas commis le crime, ne l’ayant que projeté ; mais à ses yeux son honneur était pour à jamais éclaboussé. Il en venait à se considérer comme un vil criminel ; il reconnaissait sa lâcheté et sa