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LA GUERRE ET L’AMOUR

résolution, il commanda aux deux lieutenants :

— Attendez-moi un moment, je vous donnerai ensuite mes ordres.

Il gagna précipitamment la cabine d’Olivier.

Malgré l’ennui et l’angoisse qui le rongeaient sans relâche dans sa prison, Olivier finissait par se résigner à son sort. Toutes choses ont une fin, se disait-il, et un jour ou l’autre je recouvrerai ma liberté. Tout ce jour-là, il avait vu ce ciel obscurci par la fumée ; et maintenant il contemplait par le hublot de sa cabine cette immense et fantastique rougeur dans la voûte du ciel, et reconnaissait sans peine qu’elle provenait d’un feu de forêt.

Mais que pouvait lui importer que le feu dévorât les forêts du Nouveau-Monde ! Pouvait-il s’imaginer que Louise et ses parents vivaient au sein d’une forêt, et que cette forêt, à une très faible distance où il se trouvait, brûlait et dans ses flammes et ses cendres ensevelissaient ceux-là mêmes qui l’habitaient ? Il regardait ce ciel rouge par simple curiosité. Il ne pouvait d’ailleurs voir autre chose, sauf les rochers et les bois qui bordaient la baie.

Il entendit une clef tourner dans la serrure de sa porte. Il n’attendait personne, ayant reçu sa ration du soir quelques heures auparavant. Qui venait à cette heure tardive ? Il reconnut tout de suite Carrington et ne tarda point à remarquer la lividité de son visage.

— Monsieur, dit Carrington d’une voix tremblante et un peu précipitée, un hasard vient de m’apprendre que vous êtes le fiancé d’une jeune fille qui habite en ces lieux…

— Ah, ça, monsieur, cria Olivier d’une voix frémissante, voulez-vous me parler de ma fiancée, Louise Dumont ?

— Elle-même.

— Mais comment savez-vous… quel est ce hasard…

— Écoutez-moi, monsieur, et je vous prie de garder votre calme. Votre fiancée et ses parents habitaient au sein d’une forêt, à quelque deux milles d’ici, et cette forêt a été incendiée. On n’a pas revu ses habitants, et personne ne peut dire ce qu’ils sont devenus. Or deux de mes officiers qui reviennent des abords de la forêt, qui n’est plus qu’un champ de troncs calcinés que le feu achève de consumer, m’informent qu’on peut voir une silhouette de femme se promener à travers ce feu. La chose est incroyable, et cependant tous deux me jurent dire la vérité. En tout cas, j’ai pensé qu’il vous serait possible de reconnaître cette femme, du moment qu’elle est de vos relations.

Olivier était devenu tout blême.

— Oh ! fit-il avec horreur… si c’était ma fiancée…

— Eh bien ! monsieur, reprit Carrington, c’est à vous de vous en assurer. Je vous rends votre liberté.

— Vraiment, monsieur, vous me libérez ?

Olivier avait saisi une main de Carrington et la serrait avec reconnaissance.

— Je vous libère et vous accompagne là-bas, à cette forêt, incendiée.

— En ce cas, monsieur, allons, allons vite. Oui, j’ai comme un pressentiment que cette femme est Louise, ma fiancée.

Les deux hommes montèrent sur le pont et Carrington commanda aux deux officiers de le conduire à terre avec le commandant français. Dix minutes après, les quatre hommes couraient vers les bois brûlés.

Des villageois, soldats et marins s’étaient groupés sur une hauteur d’où ils pouvaient admirer le grandiose spectacle qui s’offrait à leur vue. Quoiqu’on fût assez éloigné du brasier, on sentait l’ardente chaleur qui s’en dégageait. Ce fut là que dirigèrent leurs pas Carrington et Olivier, accompagnés des deux officiers. Cette éminence s’élevait à peu près vis-à-vis du chemin qu’on avait taillé dans la forêt pour atteindre l’habitation. Ce chemin, maintenant, avait l’aspect d’une large avenue bordée de colonnes de porphyre et de pilastres d’or. Les arbres qu’on avait abattus et couchés le long de ce chemin avaient été consumés et l’intensité de ce feu avait bien vite calciné les arbres bordant le chemin, et ces arbres avaient en peu de temps été réduits en cendre, lui donnant ainsi plus de largeur et une surface unie recouverte d’une couche de poussière argentée. Seulement, par endroits, des arbres à demi consumés étaient tombés en travers, l’obstruant.

Lorsque Carrington et Olivier arrivèrent au sommet du monticule, tout le monde qui s’y trouvait était silencieux, et tous les yeux se rivaient sur le spectacle qui se présentait avec une imposante grandeur. Des femmes, qu’une trop vive émotion étreignait, se pendaient au bras de leur mari, ouvrant des yeux démesurés dans lesquels se lisaient à la fois l’admiration et l’horreur. Et tous ces visages étaient rouges des lueurs mêmes du brasier ardent qui s’étendait à perte de vue.

Un bourdonnement léger et continu se faisait, auquel se mêlait tantôt un vif pétillement, tantôt une détonation assourdie. Par instants, une branche à demi brûlée se détachait d’un tronc avec un bruit sec de verre qui se casse et tombait dans une longue traînée de flammes qui sifflaient. On voyait courir et serpenter au ras du sol de multiples flammes, petites et multicolores, elles se croisaient, s’enjambaient, se heurtaient avec les crépitements d’étincelles, puis se mouraient dans un