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LA GUERRE ET L’AMOUR

et biens. Olivier s’était donné beaucoup de mal pour obtenir des renseignements précis sur le sort d’Aurèle, mais toutes ses peines avaient été inutiles. Il espérait néanmoins qu’Aurèle avait échappé à la mort et retrouvé ses chers parents.

Quant à lui-même, il avait été retenu sur le sol de France par une longue maladie de son père, décédé en l’année 1755. Maintenant, disait-il encore, il achevait de régler les affaires de la succession, après quoi il tenterait de s’embarquer sur le premier bateau en partance pour l’Amérique, où il comptait retrouver une fiancée toujours fidèle.

Ce retour annoncé faisait donc revivre de chères espérances, bien que cette dernière lettre fût vieille de plus d’une année, et qu’aucune autre nouvelle d’Olivier eût suivi. Et maintenant l’inquiétude qui restait s’aggravait du fait que la guerre venait de reprendre entre l’Angleterre et la France. Louise pensait, non sans raison que le retour du fiancé si longtemps attendu pourrait bien être différé une fois encore, en raison même de la guerre. Si Olivier n’avait pu trouver un navire partant pour l’Amérique avant la déclaration de guerre, il était possible qu’il eût été enrégimenté dans les armées du roi Louis XV. Ou, s’il avait réussi à s’embarquer sur un navire, on pourrait craindre que ce navire eût péri en mer ou fût tombé entre les mains de corsaires anglais, et dans ce dernier cas, les chances d’un retour d’Olivier étaient diantrement minces. Louise, toutefois, s’efforçait de mettre du rose dans tout ce noir, elle s’évertuait à se nourrir d’espoir.

Au soir de ce jour même, seule en sa chambre, elle relut dix fois, peut-être, les lettres d’Olivier qui lui étaient personnelles, toutes pleines et débordantes d’un amour infini. Et combien de fois Olivier rappelait ses mortels ennuis, ses inquiétudes, ses angoisses, ses chagrins et, surtout, sa hâte de la revoir et de la posséder pour toujours. Ah ! cette hâte… c’était une véritable fièvre, un martyre de tous les jours.

Louise pouvait mesurer la cruauté de ce martyre d’Olivier par l’atrocité même de son propre martyre. Quoi ! vivre plus de dix ans dans une inénarrable attente… Qui donc oserait, volontiers tenter une telle expérience ? Et Louise, comme Olivier, aurait-elle le courage de revivre ces dix années dans les mêmes circonstances ? Peut-on de cœur gai et de son propre vouloir accepter un tel supplice ? Et pourtant quand elle songeait que de nombreuses années d’attente pourraient encore lui être réservées, elle soupirait d’angoisse, mais se disait avec une fermeté qu’on pouvait croire inébranlable :

— Je l’attendrai… je l’attendrai toujours, quoi qu’il advienne.

Pour le pire, la guerre assombrissait terriblement cette attente, et toutes les incertitudes se groupaient autour de l’avenir. De temps en temps on était informé que les affaires allaient mal en Europe, et que, en Amérique, il ne s’offrait rien de particulièrement rose. Dans cette terre du nouveau monde la guerre menaçait de prendre des proportions plus amples que jamais. Les Anglais de l’Acadie et ceux de la Nouvelle-Angleterre se montraient de plus en plus agressifs, avec des forces armées croissant en nombre et en puissance d’année en année.

Très souvent, depuis quelques mois, des navires anglais sillonnaient la mer et les détroits des îles, et pas un jour ne passait maintenant qu’on ne redoutât quelque visite importune. Le séjour des recenseurs dans l’Île Saint-Jean avait laissé parmi les habitants une forte appréhension : il fallait s’attendre à tout. Or, deux semaines après le départ de Carrington et du navire qui l’avait amené, deux autres bâtiments de guerre anglais vinrent mouiller l’ancre dans la baie de la Pointe-aux-Corbeaux. Pendant quelques jours, des marins parcoururent le pays sans qu’on connût au juste leurs desseins. Puis ils se rembarquèrent et reprirent la mer mais non sans avoir fait main basse sur les cinq barques de la colonie. Pour la deuxième fois, ces malheureux colons se voyaient privés de leurs moyens de communication avec le monde extérieur. Et l’ « Acadienne » qu’on s’était donné tant de mal à construire !… Raflée, elle aussi avec les autres barques. À cette nouvelle le capitaine Dumont éprouva autant de chagrin qu’il en avait ressenti par la perte de l’Aurore. Et maintenant, si les Anglais, après avoir fait le recensement de la colonie, lui enlevaient ensuite ses bateaux, ne devait-on pas penser qu’ils entendaient prévenir toute fuite ? Oui, mauvais présage…

Que faire ?…

Recommencer, construire de nouveaux bateaux et se tenir prêts à fuir, si l’ennemi venait pour tenter un coup de main comme en Acadie. Plusieurs habitants se mirent à creuser la terre pour y enfouir une partie de leur argent et de leurs effets. On creusait en hâte des caveaux profonds et bien étançonnés et l’on y emmagasinait le grain, des effets mobiliers, des salaisons. On abattait des animaux et de leur peau on faisait des cuirs qui disparaissaient ensuite dans le sein de la terre, une terre qui devenait un véritable entrepôt, Un bon nombre s’apprêtaient à quitter le pays au premier souffle de tempête, au premier symptôme d’une invasion car des rumeurs couraient, voulant que les An-