Page:Féron - Le dernier geste, 1944.djvu/49

Cette page a été validée par deux contributeurs.
49
LA GUERRE ET L’AMOUR

sa qualité, le nom de sa femme et le nombre de ses enfants, puis l’étendue de la terre ou du domaine qu’il cultivait et la valeur de ses biens en général. Il est bon de noter ici que la population avait sensiblement augmenté depuis le jour où l’Aurore du capitaine Dumont était venue jeter l’ancre dans la baie de la Pointe-aux-Corbeaux, non seulement par le nombre des réfugiés de l’Acadie, mais encore et surtout par la nombreuse progéniture de cette race féconde. Les modestes petits champs de 1745, qui avaient ébloui le capitaine, s’étaient développés, agrandis, élargis jusqu’à devenir presque immenses. Les bois abattus avaient fait place à de grandes et grasses prairies. De tous côtés fumaient les chaudières au milieu des étables et des granges. Dans les vastes pâturages, des troupeaux d’une belle venue paissaient à l’envi. Puis, autour de ces fermes, des jardins embaumaient, des potagers promettaient l’abondance, des vergers, comme surgis de cette terre vierge, offraient des fruits splendides et savoureux. Enfin, des routes avaient été tracées, des ponts et ponceaux jetés sur les rivières, les ravins, les ruisseaux. On peut imaginer aisément combien l’étranger jetait un regard de convoitise sur cette abondance. Or il avait fallu un peu plus de dix années à l’accomplissement de cette œuvre prodigieuse qui relatait maintenant en termes splendides, le courage, la vaillance et la persévérance de cette race canadienne.

Eh bien ! après tant d’efforts et de labeurs, fallait-il craindre de se voir dépouiller de ses œuvres une fois encore ? De se voir chasser une deuxième fois de sa terre et de son foyer ? Et, comme les malheureux de l’année d’avant en Acadie, devait-on redouter la déportation en terre étrangère ?

Ce fut bien là l’impression qu’on eut à l’arrivée de ce navire de guerre anglais, surtout lorsqu’il fallut se soumettre à l’importune visite des recenseurs.

Ceux-ci, tous les soirs, faisaient rapport à leur chef, le major Carrington, et lui remettaient leurs feuilles. Lui, avec l’aide de deux secrétaires, prenait ces feuilles et en inscrivait le contenu dans un grand livre, y notant tel ou tel renseignement verbal fourni de surcroît par le recenseur.

Comme il avait beaucoup de loisirs chaque jour, il aimait, en compagnie d’une ordonnance, faire une tournée de chasse dans le pays.

Il arriva, par une matinée éblouissante, que le hasard le conduisit à la Cédrière. Il parut tout émerveillé par le charme et la beauté des lieux. Le capitaine, assis dans l’ombrage des cèdres fumait tranquillement sa pipe. En voyant paraître les deux hommes, il crut avoir à faire à des chasseurs égarés. Mais, l’instant d’après, les uniformes militaires des deux hommes, et surtout leurs tuniques écarlates, rappelèrent au capitaine qu’il avait devant lui des officiers anglais.

Il ne se troubla point. Voyant les deux étrangers s’immobiliser à l’entrée de la clairière et paraissant hésiter, il les appela à lui, sans façon, comme s’il se fût adressé à de vieilles connaissances.

— Par ici, les amis, par ici !

Les deux Anglais ne l’avaient pas aperçu, et à cet appel ils parurent surpris et plus hésitants.

— Il ne faut pas avoir peur, reprit le capitaine, qui s’était levé en s’appuyant sur son bâton, on n’est pas des sauvages, vous savez.

Il se montrait familier, comme à son ordinaire.

Les deux hommes n’hésitèrent plus et s’avancèrent vers lui. Et sans se demander s’ils entendaient et parlaient la langue française, il leur dit encore, comme ils approchaient :

— Je ne sais pas si tous nous nous connaissons, mais nous pourrons faire connaissance.

Il leur indiquait le banc où il était assis à leur arrivée, les invitant à s’y asseoir.

À la maison, ce fut tout un émoi chez les deux femmes, seules à ce moment. Curieuses et penchées dans une fenêtre, elles examinaient les deux étrangers.

— Je me demande, dit la mère, qui peuvent être ces gens-là ?

— Il faut croire, dit Louise, que ce sont ceux-là qui font le recensement dans le pays.

— Des Anglais, alors ?

— Il n’en peut être autrement.

Une minute, elles gardèrent le silence, continuant d’observer les nouveaux venus.

— Tiens ! voyez, maman, fit Louise tout à coup. Papa les invite à s’asseoir… Les entendez-vous causer ? Bon, ils se mettent à rire… Ne dirait-on pas que papa est dans la compagnie de vieilles connaissances !…

— Cela me paraît bien étrange, dit la mère, il a l’air de les traiter comme des amis. Pourvu qu’il ne les retienne pas à dîner. Je connais ton père, il en est bien capable.

— Eh bien ! sourit Louise, nous leur donnerons à manger et à boire.

— Mais nous avons si peu à leur offrir…

— Bien au contraire, maman, nous avons tout ce qu’il faut. Une soupe au lard, un pot-au-feu, du saumon salé, du jambon, des œufs… Mon Dieu ! il y a plus qu’il ne faut pour ces messieurs.

— Avons-nous des pâtisseries ?

— Il en reste d’hier. Deux tartes aux framboises, un gâteau aux noisettes, des biscuits. Et puis dans la laiterie nous