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LA GUERRE ET L’AMOUR

à le tirer… Mais comment pourrait-elle s’en servir, comment frapper avec son bras pris dans un étau !… Elle pouvait mouvoir sa main, mais non le bras. Une idée… elle put tourner la pointe de l’arme et l’appuyer sur les côtes de l’Indien, n’ayant plus qu’à pousser légèrement de bas en haut. Elle comprit tout de suite qu’elle ne pourrait faire pénétrer l’arme bien avant. Néanmoins, Max sentit dans son côté gauche une légère piqûre. Il s’étonna. La piqûre se fit plus forte. Son étonnement grandit jusqu’à la stupéfaction. Incapable de comprendre sur le moment une chose si inattendue, il abandonna sa victime. Alors il comprit. Il voyait Louise armée de son couteau de chasse. Cette vue le rendit fou. Il se rua sur elle comme une bête. Tous deux, maintenant, n’agissaient plus que par instinct. Chez lui, l’instinct de la brute haineuse, de la bête vorace ; elle, l’instinct de la conservation. En voyant, la bête rugissante s’élancer sur elle, Louise leva le bras et de toute la force possible frappa au hasard, aveuglément. Le couteau atteignit l’Indien à la poitrine, un peu au-dessus du cœur et s’y enfonça profondément. Max fit un bond en arrière. Le couteau sortit de sa chair et resta, ensanglanté, dans la main crispée de la jeune fille. Une stupeur inouïe se répandit sur le visage du jeune Indien. Il avait l’air de ne pas bien comprendre ce qui se passait. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Cette jeune fille blanche, si frêle, si faible, l’avait frappé avec le couteau… Était-ce possible ? Il ne pouvait le croire. Pourtant, ce froid dans sa chair… D’un geste rude il entr’ouvrit sa tunique et vit un large filet de sang qui coulait et mouillait déjà toute sa poitrine. Il regarda la jeune fille avec une stupeur croissante… Vraiment, c’était incroyable. Quoi ! elle avait fait ça… Elle avait pu…

Eh oui ! et elle pourrait encore. Car il la voyait toute pâle, tremblante, gardant dans sa main agitée le couteau sanglant. Ses yeux, devenus hagards, se fixaient sur lui. Ses dents serrés grinçaient. Une lionne furieuse… On pouvait être sûr qu’elle frapperait encore, si la bête revenait à la charge.

C’était un spectacle à la fois émouvant et terrible. Ils étaient là, immobiles tous les deux, muets, s’observant comme deux ennemis implacables qu’anime une haine mortelle et qui se sont juré la mort, et chacun ayant l’air de chercher le point faible de son adversaire pour en avoir raison.

Mais voici que l’Indien se met à chanceler… Il étend les bras, croyant tomber et cherchant un point d’appui. Son visage grimace, ses paupières battent, il suffoque et, tout d’un coup et tout d’une pièce, il tombe, lourdement, allongé sur le ventre, sa figure enfouie dans l’herbe du chemin.

Louise, figée comme une statue, regarde, et, à son tour, ne semble pas comprendre.

A-t-elle tué Max ? Elle finit par le penser et le croire. Car pas une fibre ne bouge dans ce corps étendu à ses pieds, pas un soupir ne s’exhale de cette bouche qui baise la terre. Elle demeure pétrifiée, les yeux arrondis par l’horreur. Au cours de la lutte son chapeau est tombé, et ses longs cheveux noirs, dénoués, tombent en désordre sur ses épaules et s’agitent dans le vent du soir. Autour d’elle les orges et les blés qui mûrissent remuent, bruissent et ondulent, et les épis penchés ont des accents de tristesse. Plus loin, au delà des champs, les cèdres et les pins étendent leur ramure sombre dans un geste d’amertume, tandis que leur ombrage morne et lourd couvre la terre comme d’un voile funèbre. Tantôt, les oiseaux s’égayaient bruyamment, leur ramage réjouissait la nature environnante. Ils se taisent maintenant, tapis dans les feuillages touffus, comme effrayés par le spectacle qui se déroule sous leurs yeux. Jusqu’aux bestiaux, là-bas dans le pré, qui regardent cette scène, muets de surprise. Que se passe-t-il donc ? Car ils reconnaissent leur jeune maîtresse. Pourquoi demeure-t-elle là, immobile, pétrifiée ? Pourquoi ne vient-elle pas ouvrir la barrière de l’enclos, comme elle le fait à la fin de chaque jour, pour les ramener aux étables ?

Louise finit par secouer sa torpeur. Elle paraît toute stupéfaite à voir ce corps inanimé qui s’allonge devant elle. Qu’a-t-elle fait ? Elle lève sa main droite toujours armée du couteau taché de sang. Un frisson la secoue. Elle jette loin d’elle l’arme meurtrière. Elle examine sa main pour s’assurer que cette main n’est pas tachée par le sang du crime. Car, sur l’instant, elle pense qu’elle a commis un meurtre, c’est-à-dire un acte condamnable par la loi des hommes et celle de Dieu. Cette pensée fait surgir en elle une épouvante. Elle tourne sur elle-même et, oubliant vaches, génisses, moutons, elle s’enfuit dans une course éperdue.

Elle atteint la maison, silencieuse dans les premières ombres du soir, et pénètre dans l’intérieur. Toute pâmée, épuisée par la course qu’elle vient de fournir, elle se jette sur un siège sur lequel elle chancelle. Ses parents, accourus, s’inquiètent, l’entourent, l’interrogent. À bout de souffle, elle est incapable de parler. Allons ! Il faut la laisser reprendre vent. Mais qu’a-t-elle fait ? Pourquoi a-t-elle couru ainsi ?

Les deux vieux, anxieux, lui posaient ces questions.