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LA GUERRE ET L’AMOUR

cations avec les terres du voisinage, décidèrent de construire un bateau en commun. On ne pouvait plus s’approvisionner d’une foule de choses indispensables, de même qu’on ne pouvait pas aller trafiquer avec les commerçants de l’Acadie. On avait toutes espèces de produits à vendre ou à troquer : allait-on laisser se perdre tout ce bien pour lequel on avait tant peiné ? Non, il fallait un bateau.

À la Cédrière, comme au hameau acadien, on commençait à se sentir incommodé par le manque et le besoin de beaucoup de choses. Les vêtements s’usaient, qu’on ne pouvait renouveler ; la lingerie s’en allait ; des ustensiles des outils manquaient. Et combien d’autres choses ? Là aussi, à la Cédrière, on avait des bestiaux et autres produits à vendre ou à troquer. Oui, il fallait un bateau…

Mais les gens du hameau, trop peu expérimentés dans l’art de construire des navires, vinrent un jour demander les avis et le concours du capitaine. Flatté, le vieux s’empressa de tracer un plan et de donner tous les conseils et toutes les indications pouvant assurer la mise en chantier d’un bateau capable de bien tenir la mer. On se mit à l’œuvre. Le capitaine fut requis de diriger l’entreprise ; il accepta avec plaisir. Il offrit même ses écus, s’il en était besoin.

Le bateau fut terminé à la fin de l’été et baptisé l’« Acadienne ». On disait « terminé » mais non « complété » car il manquait, faute de matériaux, de bien des choses utiles pour la commodité de la navigation. Mais, tel quel, on pouvait toujours traverser le détroit et atteindre les côtes de l’Acadie. Dès que la dernière gerbe de grain eut été engrangée, on partit pour l’Acadie avec une bonne cargaison et l’on revint, sans accident, avec l’Acadienne bourrée de provisions et de marchandises de toutes sortes.

Puis, la vie continua avec ses labeurs quotidiens et sa monotonie accoutumée, et, à la Cédrière, on restait toujours sans nouvelles d’Aurèle et d’Olivier. Quant à Max, le jeune sauvage Micmac, il paraissait oublié.

♦     ♦

Et ainsi se succédaient les uns aux autres les jours, les mois, les saisons, les années, sans que les absents revinssent, sans que les morts sortissent de leurs tombeaux.

Puis, vint l’année 1755, l’« Année Terrible » de l’Acadie où les Anglais imaginèrent une terrible tragédie. Sept milles de ses malheureux habitants, dont les souffrances avaient déjà été trop nombreuses, furent saisis, parqués sur des navires et pour la plupart transportés sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre.

Cette année-là, les colons de l’Île Saint-Jean furent laissés en paix, mais leur tour allait venir.

En cette année 1755, le capitaine Dumont, devenu plus rhumatisant, vieilli et cassé, ne marchait plus qu’à l’aide d’un bâton sur lequel il s’appesantissait de jour en jour davantage. Il avait été contraint de cesser tout travail. Par bonheur, on avait pu, deux ans auparavant, s’attacher un jeune paysan, Guillaume Bachu, sans père ni mère, sans parent aucun amené de France par un Père Récollet. Guillaume était âgé de dix-neuf ans, et, robuste, vaillant, plein de bonne volonté, il faisait d’un cœur gai tout le gros travail de la terre. Louise, qui voyait aux vaches, aux moutons et aux volailles, lui prêtait parfois son aide, surtout à l’époque des foins et des récoltes. Louise, chaque matin, menait les animaux au pré, au delà des champs et assez loin de l’habitation, et chaque soir elle allait les chercher pour les ramener aux étables. On n’osait pas laisser les bêtes au pré durant la nuit, parce qu’on redoutait la dent vorace des loups maraudeurs et des ours. Ces vilaines bêtes avaient déjà dévoré trois agneaux et deux génisses.

Un soir du mois d’août de cette même année, alors qu’à travers champs Louise suivait un sentier menant au pré, elle vit un Indien se dresser tout à coup sur son passage. Il avait dissimulé sa présence dans les hautes herbes qui bordaient le chemin.

Elle reconnut Max… Max, qu’elle avait fini par oublier tout à fait.

Après le premier moment de surprise… elle demanda, très émue :

— Max… Max… est-ce bien toi !

Elle n’avait pas l’air de croire à la réalité de cette apparition, cela lui paraissait comme un rêve.

Et lui, impassible et muet, la regardait, la contemplait.

Neuf années s’étaient écoulées depuis ce jour où Max, déçu dans son amour, s’était enfui. Sur la physionomie de l’Indien le temps n’avait accomplie aucun travail, c’était exactement le même personnage ; peut-être quelques traits de sa figure cuivrée s’étaient-ils un peu plus accusés. On aurait pu avoir l’impression qu’il n’était parti que de la veille.

Il regarda Louise longtemps avant de parler, comme s’il eût cherché en elle les changements qui auraient pu se produire. Il n’en trouvait pas. Il la revoyait telle qu’il l’avait laissée. Elle conservait sa beauté fraîche, sa jeunesse saine et forte, ses yeux vifs et profonds, les mêmes lèvres rouges et souriantes. Sa taille seule s’était un peu modifie, elle avait plus de rondeur. Et comme elle était ra-