Page:Féron - Le dernier geste, 1944.djvu/30

Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
LA GUERRE ET L’AMOUR

couchait l’Aurore sur le flanc gauche. Alors, elle dérivait, se laissait balloter par les flots comme un jouet, déviait de sa route et perdait du temps. Maintenant, elle n’avait plus que sa misaine et sa brigantine, mais ainsi elle tenait mieux la vague et voguait encore à belle allure. Le capitaine poussait vers les îles de la Madeleine. Il voulait y faire escale pour se reposer un peu avant de mettre le cap sur l’île Saint-Jean. Et les deux femmes, en bas, elles non plus ne seraient fâchées, songeait-il, de mettre pied à terre après une telle nuit. Il n’avait aucune peine à s’imaginer leurs angoisses dans l’entrepont où, seules, elles se trouvaient enfermées.

Louise et sa mère, en vérité, n’étaient pas du tout à leur aise. C’était leur première initiation.

Toutes deux demeuraient assises dans un hamac qui, tout en obéissant assez bien aux mouvements parfois désordonnés du bateau, donnait par-ci par-là de très rudes coups. Accroché horizontalement et censé s’accorder avec le roulis, ce hamac, néanmoins, répondait mal aux avances du tangage. Souvent l’Aurore feignait de piquer du nez, dans quelque gouffre invisible qui s’ouvrait tout à coup sous sa carène, le hamac, chaque fois, inclinait vers la ligne verticale. Les deux femmes jetaient une clameur d’épouvante, elles se croyaient perdues. Mais aussitôt avec une énergie désespérée, elles s’agrippaient aux courroies qui pendaient du plafond, et, souvent aussi, peu s’en fallait qu’elles ne roulassent sur le plancher. À tout moment, elles étaient contraintes à de véritables acrobaties, dont elles n’avaient pas l’habitude et qui brisaient leurs nerfs. Avec quel allègement soupiraient-elles, dès que le bateau retrouvait son équilibre et son aplomb. Malheureusement, ces moments de détente ne duraient pas, et l’« l’Aurore » se remettait à faire des plongeons inquiétants.

Torturées de corps et d’esprit, les pauvres femmes ne savaient plus de quelle façon implorer Dieu, la Vierge et les saints du ciel de les sortir, saines et sauves, de cette tourmente. Si elles ne voyaient pas la mer affreuse qu’il faisait, du moins l’entendaient-elles rugir à souhait. Et le choc incessant des vagues, d’une violence telle qu’on eût dit des coups de massue sur la tête. À gauche, à droite, sous elles, c’étaient comme des roulements de tonnerre qui passaient et repassaient. Tantôt un sifflement lugubre traversait une seconde d’accalmie ou de silence relatif ; tantôt c’était un long et sinistre craquement à l’instant où une vague, plus lourde, plus furieuse, survenait et soulevait le bateau pour le laisser tomber la seconde d’après, dans quelque trou profond. Les deux femmes ne pouvaient retenir de hauts cris d’effroi, croyant qu’elles s’enfonçaient dans un abîme.

Par instants, dans leurs crises d’effroi, elles se serraient l’une contre l’autre, s’étreignaient avec force, s’embrassaient et semblaient se dire un éternel adieu, comme si elles avaient eu le sentiment d’une mort prochaine.

Une lampe de fer, solidement fixée au plafond, éclairait l’entrepont d’une lumière blafarde et tremblotante qui faisait mine de s’éteindre à tout moment… C’était un autre supplice pour les deux femmes de songer que, tout à coup, elles pouvaient se trouver dans une complète obscurité ; car alors leurs émois et leurs frayeurs eussent été cent fois pires.

Lorsqu’il se faisait comme un semblant d’accalmie, elles échangeaient quelques paroles. Une fois, la mère avait demandé :

— Mais ton père, Louise, que penses-tu qu’il fasse sur le pont ?

Louise essaya de sourire à cette question naïve. Elle répondit :

— Mais… pauvre maman, il conduit, son navire. À quoi d’autre voulez-vous qu’il s’occupe, je vous le demande.

— Je sais bien. Tout de même, je trouve étrange qu’on ne l’entende point.

— Comment voulez-vous l’entendre dans ce vacarme de la mer ?

— Et Max… penses-tu qu’il est là aussi ?

— Mais sans doute, chère mère. Vous savez bien que Max est toujours là.

— Qu’en pouvons nous savoir au juste ! Ne sais-tu pas qu’une mauvaise lame de mer pourrait l’emporter ? Un accident, un malheur arrive si vite….

Louise, loin d’être tranquille elle-même, essayait de rassurer sa mère. Car elle subissait la même angoisse, s’abandonnait aux mêmes effrois, se tourmentait des mêmes inquiétudes. Un heurt de vague plus dur, un craquement plus net de la carène, un plongeon plus accentué du navire lui arrachait un cri de peur. Elle avait beau prendre sur elle, se dire forte, mettre toute sa confiance en Dieu qu’elle ne cessait d’invoquer mentalement, ses nerfs sensibles ne résistaient pas aux secousses. Et la mère imitait la fille. Elle répétait à tout bout de champ :

— Jésus Seigneur ! Jésus Seigneur ! affreux voyage ! Aura-t-il jamais une fin ?

Elle en était à regretter la petite anse solitaire de Louisbourg, les Anglais qui