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LA GUERRE ET L’AMOUR

non seulement une erreur, mais aussi un crime. Naturellement, j’entends qu’il nous soit donné une capitulation honorable.

— Oh ! une capitulation honorable… sourit ironiquement le capitaine. Qu’est-ce que cela veut dire ? Capituler, mon garçon, veut dire se rendre à l’ennemi, abandonner la lutte, poser les armes. Cela veut dire qu’on se sait battus et que, par conséquent, on ne vaut pas cher ; et quand on ne vaut pas cher de sang et du cœur ou de courage, autant dire qu’on ne vaut rien du tout, Bah ! une capitulation honorable… Moi, mon garçon, on ne me prend pas aisément avec ces belles paroles. Je connais le goût du mauvais beurre. J’ai passé par là, et je sais ce que sont les Anglais. Au temps où je naviguais avec mon vieux père, il est arrivé bien des fois où nous dûmes nous frotter aux Anglais, et en pleine mer encore, et un contre vingt. J’entends toujours la voix tonnante de mon père dans le vacarme des abordages : — « Les Français ne se rendent jamais, ou s’ils se rendent, ce n’est que comme cadavres ! » — Et c’est bien ainsi que s’est rendu mon père. Alors, je dis que la défense d’une ville est comme celle d’un navire : on ne la rend que quand on est à bout de tous moyens de défense.

— En ce cas, capitaine, soyez tranquille, nous en sommes à cette extrémité à Louisbourg ; tous les moyens de défense sont épuisés ou sur le point de l’être. Bientôt, demain peut-être, nous allons manquer de tout même de défenseurs. Songez que nous comptons déjà cent quarante morts et plus de trois cents blessés. Parmi ceux-ci, une trentaine sont mutilés, et des jeunes hommes pour le pire, qui dorénavant se trouveront incapables de gagner leur subsistance, les édifices et les habitations sont pour plus de moitié des ruines totales, et ce qui reste debout chancelle sur ses bases. Si donc nous voulions nous obstiner à tenir tête à l’ennemi, je suis certain qu’il ne resterait âme qui vive de la population, ni pierre sur pierre de la forteresse.

— S’il en est ainsi, il faut bien se soumettre, concéda enfin le capitaine. Mais alors nous, qu’allons-nous devenir ? demanda-t-il avec une inquiétude manifeste.

— Je n’en sais rien, répondit Olivier. Certes, nous allons demander les honneurs de la guerre. Reste à savoir ce que vont chanter les Anglais.

— Oui, il ne faut pas oublier que ces sacrés Anglais seront les premiers à avoir leur mot à dire là-dedans.

— Rien de plus certain. Aussi, nous voyons-nous sur la voie d’événements que nous ne pouvons prévoir qu’en partie, et dont l’issue pourrait bien nous apporter des surprises.

— Et vous autres, Aurèle et toi, que pensez-vous de faire ?

— Nous ne pouvons qu’obéir à nos chefs en attendant les événements décisifs, et, quoi qu’il arrive, nous nous préparons à affronter le pire, Aurèle et moi. Ces circonstances sont trop graves pour nous faire des illusions et dorer l’avenir. Mais nous avons surtout pensé à vous…

Le jeune homme s’interrompit pour regarder Louise longuement, mais d’un regard inquiet. Elle lui sourit tristement. Il continua, ramenant ses yeux sur le vieux pêcheur :

— Nous avons convenu d’un plan à votre sujet, et c’est pour vous soumettre ce plan que je suis venu ce soir.

— Quel plan ? fit le capitaine sur un ton quelque peu méfiant.

— Il est très simple, quoiqu’il offre quelque danger. Mais je vous connais, capitaine, et je connais votre navire… À d’autres j’hésiterais à donner ce conseil.

— Voyons ton conseil, mon garçon, dit le vieux, flatté par les paroles de son futur gendre.

— Fuir Louisbourg, capitaine… fuir au plus tôt, dès la nuit prochaine, si la nuit est propice. Fuir sur votre bateau. Comprenez-vous que, en cas de désastre pour les habitants de la ville, c’est votre seule chance de salut ?

— Fuir… grommela le vieux marin en fronçant le sourcil. Et où aller ?

— Nous avons pensé à l’île Saint-Jean, où vous trouveriez un asile sûr.

Le vieux ne répondit pas tout de suite. Il alluma sa pipe et demeura pensif, le visage légèrement contracté. La fuite ou la désertion n’avait pas chez lui le goût bien sucré. Déjà, depuis plus d’un mois, sa conscience lui reprochait d’avoir quitté la ville. Était-il homme à abandonner son navire et son équipage dans la tempête ? Non, non. Il avait trop de fierté. Alors, pourquoi avait-il abandonné sa ville, dans la tourmente où il semblait qu’elle allait périr ? Pourquoi avait-il abandonné ses concitoyens, ses amis, ses frères presque ? Oh ! si c’était à refaire… D’ailleurs, s’il avait lâché, cela avait été bien malgré lui ; il avait voulu faire plaisir à son fils, à son gendre, et aussi pour savoir sa femme et sa fille à l’abri des malheurs, oui, mais lorsqu’on défend son pays, sa patrie, a-t-on une femme ? a-t-on des enfants ?