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LA GUERRE ET L’AMOUR

— Et moi, dit Louise, j’apprête le couvert.

— Oui, mangeons, dit le capitaine, ça nous réconfortera.

— Mais avant de mettre le couvert à la grande table rectangulaire qui occupait le centre de la salle, Louise s’arrêta un moment devant un haut miroir et voulut retoucher sa chevelure, geste d’ailleurs coutumier chez les jeunes filles qui prennent soin de leur personne. Elle portait ses épais cheveux, d’un beau noir lustré, en deux bandeaux qui retombaient sur ses oreilles, les cachant à demi, et qui s’achevaient sur sa belle nuque blanche en une torsade d’ébène. Puis, voulant chasser les soucis et les inquiétudes, elle se mit à turluter des refrains de chansons populaires tout en s’occupant de dresser la table.

Le souper ne fut pas gai, et plutôt silencieux en dépit de multiples amorces de conversation tentées par la jeune fille. D’esprit serein et de cœur gai d’ordinaire, elle aimait à divertir ses chers parents, et rien ne la chagrinait autant que de surprendre sur leurs fronts des idées noires, ou de voir leur physionomie assombrie d’amertume et de soucis. Quoi qu’elle tentât, ce soir d’avril, les visages s’obstinèrent, à demeurer inquiets et soucieux.

♦   ♦

On pouvait être soucieux à moins. Oui, les Anglais étaient venus pour tenter la prise de Louisbourg. Un grand nombre de leurs navires de guerre croisaient à cinq milles au large, attendant, pour se rapprocher de la place et commencer le siège, que les marées eussent emporté les glaces qui leur barraient la route. La population entière, tant de l’île que de la ville elle-même, savait le mécontentement de la garnison ; trop souvent on l’avait entendue se plaindre, contre ses chefs dont elle avait à subir d’injustes traitements. Les chefs, à la vérité, inspiraient peu de confiance, non seulement aux soldats qui les tenaient en grippe, mais encore à tous les habitants de l’île.

Il est vrai qu’on avait vécu longtemps dans une paix et une sécurité presque absolues. On s’était rarement préoccupé de l’avenir, et longtemps on avait laissé les chefs administrer à leur guise les affaires du pays. Une belle et constante prospérité avait fini par endormir la méfiance et la crainte jusqu’au jour des soldats avaient commencé de murmurer et de se plaindre, murmures et plaintes qui allaient aboutir à la mutinerie. Or, depuis ce jour où la garnison s’était mutinée, quelques mois auparavant, l’esprit public s’était réveillé, et alors on s’était mis à épier les actes des administrateurs. La mutinerie de la garnison n’avait pas grossi outre mesure l’inquiétude des habitants ; le calme s’était bientôt fait et l’affaire n’avait pas paru devoir tirer à conséquence. Cela s’était passé comme une affaire de famille, entre chefs et soldats, et l’incident sembla oublié.

Mais aujourd’hui l’événement était plus grave, l’étranger survenait dans le dessein bien évident de faire main basse sur un petit peuple paisible et heureux, et sur son bien acquis au prix de labeurs considérables et de lourds sacrifices. C’était différent. Ce n’était plus une simple affaire de famille qu’on règle en famille. Aussi bien, toute la population se trouva en éveil et sur ses gardes.

On commença d’abord par discuter sur la capacité des chefs. On en vint ensuite à douter de leur habileté à défendre une place qu’on avait jusqu’alors jugée imprenable. Quant à la loyauté des chefs et à leur courage, on n’osait guère se prononcer. Il y avait doute et méfiance. La vie privée et publique de ces chefs avait souvent manqué de dignité, et leur incompétence en bien des choses ou leur négligence leur avait attiré l’antipathie de la population comme celle de la garnison.

D’abord, on savait trop le commandant Duchambon fervent de bon vin et de bonne chère et très adonné à tous les plaisirs mondains, pour qu’on pût le croire capable de s’astreindre sérieusement et honnêtement aux besoins de sa charge. D’autre part, celui qui le secondait au titre d’administrateur de la colonie ou d’intendant, François Bigot — celui-là même qui, plus tard, allait acquérir une si triste célébrité comme intendant de la Nouvelle-France — aimait trop l’argent, le faste et les femmes pour pouvoir se plier aux dures nécessités que commande le devoir en certaines circonstances. En outre, d’autres fonctionnaires et officiers, commensaux des deux premiers, méprisaient trop ouvertement leurs subalternes et les gens des classes inférieures — ouvriers, pêcheurs, paysans — pour s’inquiéter du sort futur du pays si, par aventure, un ennemi puissant venait menacer la forteresse et ses défenseurs.

De ces officiers et fonctionnaires un grand nombre vivaient dans une oisiveté presque perpétuelle, peu propre à armer le cœur et à blinder le caractère. La fainéantise dans une existence trop facile ne peut être qu’un déprimant nocif, capable de conduire l’homme à toutes les lâchetés. Pourtant, il n’y avait là que de jeunes hommes, solides et forts, appartenant pour la plupart à des familles honorables, qu’on pouvait juger capables de