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devenait un vigoureux jeune homme qui promettait. Il était d’une grande souplesse, et son teint hâlé attestait qu’il faisait déjà son apprentissage du métier de marin. En effet, dès l’âge de dix ans il avait accompagné son père sur le petit navire qui faisait le transport de marchandises entre Québec et les villages et hameaux échelonnés sur les deux rives du fleuve. Seulement, durant l’hiver qui venait de s’écouler, comme durant tous les hivers d’ailleurs, il étudiait. Aramèle en voulait faire un marin distingué.

Comme tous les enfants canadiens de cette époque, Étienne et Thérèse avaient été élevés dans la crainte des Anglais. Mais non seulement dans la crainte, mais aussi dans la haine. Car les Canadiens de 1759 n’avaient pas oublié — et leurs descendants n’oublieraient jamais — les monstruosités commises sur les deux rives du fleuve par les régiments de Wolfe avant la prise de Québec. Les ruines et les deuils qu’ils y avaient semés demeureraient profonds dans le souvenir de la race. Aussi, lorsque plus tard nos pères racontaient à leurs enfants les cruautés commises par les Anglais dans les campagnes canadiennes, ils jetaient dans l’esprit de ces petits une terrible épouvante de ces barbares ; et lorsque ces petits, plus tard devenus hommes, se rappelaient les scènes de carnage et de dévastation entreprises par les soudards étrangers, la haine faisait place à la crainte.

Étienne et Thérèse avaient été témoins de quelques gestes féroces des Anglais de 1759 ; mais Noël Lebrand, leur père, avait vu semer l’incendie et la mort dans les paroisses canadiennes, et il avait assisté plus particulièrement aux férocités d’un certain Montgomery et de ses soldats à Saint-Joachim. Que de fois il avait narré à ses enfants, au coin du feu à la veillée, les horreurs auxquelles il avait assisté. Aussi, Étienne était-il devenu très craintif, et la seule vue d’un soldat anglais le faisait trembler.

Et son père, pour plaisanter, disait souvent lorsque le jeune homme allait sortir pour se rendre à la classe :

— Gare à toi, Étienne, il y a des Anglais par là !

Étienne refermait vivement la porte. Noël Lebrand partait de rire, car lui n’en avait pas peur des Anglais. Tout de même il fallait rudement rassurer l’adolescent pour le décider à sortir. Comme Thérèse était plus brave, elle sortait la première, et sa petite bravoure enhardissait Étienne.

Toutefois, après quelques mois de classe chez le capitaine Aramèle, Étienne avait rapidement changé : maintenant il pouvait regarder un soldat anglais en pleine face.

Car Aramèle avait dit en parlant des soudards étrangers :

— Ils sont chez nous, ces gueux-là, il faut le leur faire sentir !

Quant à Thérèse, sa bravoure devant l’étranger lui venait d’elle-même, elle était dans sa nature, et elle n’avait jamais paru redouter beaucoup cette soldatesque hautaine. Il est vrai que sa beauté avait attiré et retenu des regards admiratifs et persistants, et elle s’était troublée naturellement. Mais elle avait fini par s’accoutumer aux regards, même aux regards un peu tenaces. Il était arrivé parfois qu’on lui avait décoché des sourires dont l’expression lui avait déplu, ou qu’on avait prononcé des paroles trop admiratives et quelque peu déplacées, alors le regard profond et sévère de Thérèse avait rapidement mis une barrière devant laquelle sourires et paroles avaient cru bon de retraiter au galop. Elle avait une telle façon de darder chez ceux qui lui avaient déplu un regard aigu ! Contre ces étrangers qui affectaient d’être les maîtres absolus de ce pays qu’ils disaient avoir conquis, l’éclat des yeux bleus et sombres de Thérèse lui était une arme presque sûre : de cette arme elle se pouvait protéger contre toute attaque ou plaisanterie grossière.

Une fois, à la brume, en revenant de faire les provisions pour sa mère, Thérèse avait été croisée sur la rue déserte par un pochard anglais qui l’avait dévisagée pour s’écrier ensuite avec un sourire idiot et insultant :

— Dieu me damne !… la belle image pour orner mon logis ! J’ai bien envie de la prendre !

Sans peur Thérèse s’était arrêtée devant l’homme grossier, et elle avait seulement laissé peser son regard sombre sur les yeux pochés de l’ivrogne. Cela avait suffi : les yeux de l’homme avaient papilloté, son visage rougi par le vin avait pâli, puis il s’était presque incliné en perdant son sourire brutal, il avait grommelé quelque chose ressemblant à une excuse, et il s’en était allé.

Sans la moindre émotion Thérèse, de son côté, avait poursuivi son chemin.

Et c’était un brave homme que le père de ces deux enfants. Travailleur, honnête,