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était pauvre. Il ne pouvait aspirer aux fonctions publiques ou à des charges quelconques sans reconnaître la loi du serment d’allégeance. À la rigueur il aurait pu s’adonner au commerce ; mais depuis que les Français étaient partis, le commerce avait été accaparé par une masse de petits boutiquiers de Londres, par une lie et une crapule qui étaient entrées au pays à la remorque des régiments anglais. Les affaires étaient entre les mains de personnages véreux, d’individus crasseux dont s’était débarrassée avec allégresse la vieille et libre Angleterre. Les charges publiques avaient été dévolues à des gens de réputation douteuse et d’origine incertaine, à des « hors-la-loi » que la justice anglaise avait déversés sur le pays. Non… Aramèle ne saurait trouver son gagne-pain parmi tous ces appétits voraces et inhumains. Pourtant, il faudrait vivre pour faire vivre l’espoir ! Eh bien ! il vivrait quand même… il saurait bien vivre !

Un jour, Aramèle avait ouvert une classe pour y donner l’instruction aux enfants des quelques artisans français et canadiens demeurés dans la cité conquise.

Donc, Aramèle se ferait instituteur. En outre, hors des heures de classe, il deviendrait maîtres d’armes. Car Aramèle était très fort dans la science de l’escrime ; ce n’était pas ce vulgaire bretteur des grands chemins, mais un maître de l’épée dans le plus grand sens du mot. Ah oui ! il saurait bien vivre ! Et puis, il lui fallait si peu : quelques leçons de ci ou de ça… allons donc !

Et, de fait, Aramèle trouva bientôt quelques ardents à l’art de l’épée : de jeunes Canadiens et de jeunes Anglais. Parmi les premiers se trouvait le fils d’un ancien fonctionnaire du régime français, M. DesSerres. Ce fonctionnaire avait acquis quelque fortune qu’il songeait à engager, un jour, en quelque négoce dans le but d’établir son fils, Léon. M. DesSerres était un ami du capitaine et il ne se passait pas de jour qu’il ne prêchât Aramèle de se soumettre à la loi anglaise.

Le capitaine s’entêtait.

Outre ces jeunes escrimeurs, le capitaine s’était entouré d’une dizaine d’enfants à qui il enseignait la langue de France, la géographie, l’histoire et les premiers éléments des mathématiques. Il s’était pris d’amitié pour deux adolescents, Étienne et Thérèse Lebrand, qu’il avait admis dans sa classe sans exiger de rémunération. C’était les enfants d’un pauvre batelier de la basse-ville, et M. DesSerres lui-même s’intéressait à ce batelier qu’il avait de temps à autre secouru.

Mais le batelier, Noël Lebrand, était canadien et il possédait une certaine fierté ; aussi n’avait-il accepté les bienfaits et les secours de l’ancien fonctionnaire qu’avec l’espoir de lui être utile un jour. De même n’acceptait-il pas de trop bon gré de voir Aramèle instruire ses enfants sans qu’il ne lui payât un salaire.

Une fois qu’il était venu offrir au capitaine quelque menue monnaie pour le dédommager un peu de son travail, Aramèle lui dit :

— Non, non, mon ami, je ne peux accepter. Gardez votre argent. Vous avez une famille, et moi je suis seul au monde ; je vous certifie que j’aurai toujours de quoi suffire à mon voyage en cet univers.

— Mais votre trouble, votre temps, vos peines ?

— Ce n’est rien, répliqua avec un sourire candide le capitaine.

Il ajouta, plus sérieux :

— Si je n’avais pas vos deux enfants, je serais forcé de me croiser les bras et je m’ennuierais. Vous voyez que je suis déjà payé.

Et depuis plus de six mois Aramèle travaillait à conserver bien françaises de belles petites âmes canadiennes. Dans cette œuvre il puisait une jouissance exquise… il se trouvait payé !


II


Étienne Lebrand avait 17 ans, Thérèse, sa sœur, en avait 16. Le batelier n’avait eu que ses deux enfants. C’étaient deux beaux adolescents aux cheveux blonds. Ceux de Thérèse étaient d’un blond un peu plus pâle que ceux d’Étienne ; ils tombaient autour de sa tête en boudins dorés, et dans les rayons de soleil ces boudins ressemblaient à des lingots aux reflets magiques. Cette petite Thérèse était une très belle enfant que maints passants regardaient avec admiration, lorsqu’elle se rendait à la classe, ou quand elle allait aux provisions.

Thérèse était grande, élancée, d’une taille qui lui donnait déjà un air de jeune fille. Dans ses vêtements pauvres elle était encore gracieuse et presque élégante. Ajoutons que sous des dehors timides elle possédait une grande somme d’énergie et de courage.

Étienne, un peu plus grand que sa sœur,