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me et fortement bigarrée ce soir du 5 mai 1765, mais foule parmi laquelle on ne distinguait encore rien de la société sélecte. On n’y trouvait que de petits officiers et sous-officiers de la garnison de la ville, de petits bourgeois, quelques étudiants fort bruyants, et quantité d’aventuriers, comme on en voyait tant à cette époque, qui parcouraient le Nouveau-Monde à la recherche de la fortune. Les femmes qu’on rencontrait au King’s Inn ce soir-là encore n’étaient que des femmes de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrière, et à la tête des petites bourgeoises essayait de briller Mrs Whittle. Il y avait des couturières, des blanchisseuses, des femmes de chambre et autre quantité de ces femmes ou filles qui cherchent à vivre au crochet des hommes galants.

À son monde, ce soir-là, Mrs Loredane offrait une primeur : c’était l’apparition en la salle de danse ou plutôt les débuts de sa fille, Lottie. C’était un événement prodigieux pour les habitués du King’s Inn, d’autant plus qu’il s’était produit plus tôt qu’on n’avait pensé. Mais par quel hasard Mrs Loredane lançait-elle sa fille si tôt ? Tout simplement parce qu’elle avait découvert en Sir James Howe un homme qui paraissait posséder toutes les qualités et toute la distinction qu’elle avait souhaité depuis longtemps trouver pour sa fille. Elle s’était dit, dès qu’elle avait connu le bretteur quelques jours auparavant :

— Voilà bien le mari qu’il faut pour ma fille !

Elle en avait de suite parlé à Lottie, elle lui en avait fait un portrait si enchanteur que la jeune fille, qui avait hâte de voir se briser les murailles de sa prison de verre, s’était vite et avec le plus grand enthousiasme pliée aux fantaisies de sa mère : elle avait juré de conquérir ce brillant cavalier qu’était Sir James Howe.

Disons que Lottie, comme Mrs Loredane, savait que sous ce pseudonyme de Sir James Howe se dérobait la personnalité remarquable de Sir James Spinnhead. Mais il avait été entendu qu’on ne devait pas lui donner son nom véritable avant la fête.

Durant quelques jours cinq ou six couturières avaient vécu à l’auberge, travaillant jour et nuit à confectionner le trousseau de Miss Lottie. C’était un assortiment de toilettes si éclatantes et si dispendieuses que la jeune fille qui, jusqu’à ce jour mémorable, n’avait porté que des bas de laine grossière, que des jupons de toile et des corsages d’étoffe, faillit chavirer de folie. Elle se prélassa dans des flots de soies, de cachemires, de dentelles, de rubans et de bijoux à faire crever d’envie les plus élégantes femmes de la ville. Quant à Mrs Loredane, elle comprit qu’elle devait, en femme de bon monde, présenter convenablement sa fille, et pour dignement remplir ce rôle elle commanda pour elle-même des toilettes non moins remarquables et non moins jeunes que celles de sa fille. Et puis, en femme avisée et d’expérience, Mrs Loredane avait émis l’hypothèse que le beau Sir James pouvait bien être affligé de quelques mignons caprices, et qu’il pouvait, comme tous les hommes galants, avoir la fantaisie d’admirer plutôt la mère que la fille. Comme elle n’avait pas abandonné toute prétention en ce monde, elle ne voulait pas rater le coup : elle saisirait à l’envolée le bel oiseau mâle !

Mais Sir James, s’il était un fantaisiste, était aussi un connaisseur, et Miss Lottie le frappa de suite au cœur par sa grâce charmante et quelque peu naïve et gauche, et surtout par son air d’extrême jeunesse. De la jeunesse… c’était la fleur dont les parfums s’adaptaient le mieux aux narines cosmopolitaines de Sir James. Il mordit donc à belles dents dans ce beau et velouté fruit qu’on lui présentait, et il oublia Mrs Whittle qui, encore que jolie et gracieuse, n’en était pas moins un peu fanée par le contact qu’elle avait déjà éprouvé à l’écorce du mâle. Mais là, devant Sir James, c’était une vierge, et pas une reine, eût-elle été la plus belle et la plus resplendissante, n’aurait pu lui enlever ce fruit jeune et tendre. Et Sir James, ayant également oublié qu’il avait offert et promis la première danse à Mrs Whittle, offrit son bras à Miss Lottie et l’emporta au travers de la cohue des danseurs.

À cette apparition Mrs Whittle manqua de tomber foudroyée par la jalousie et la fureur. Et la fureur et la jalousie ne manquèrent pas d’assaillir fortement et violemment les cœurs soupirants de maints jeunes hommes qui, d’ores et déjà, avaient jeté leur dévolu sur la fille de la tenancière du King’s Inn. Que de jeunes officiers, resplendissants dans leurs uniformes, avaient songé à conquérir la belle et virginale Miss Lottie ! Ce fut un flot de haine qui envahit tous les cœurs de ces jeunes gens quand ils se virent devancés par cet étran-