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atteindre plus aisément leur œuvre de destruction, feignent d’être nos amis. Nous en avons un exemple terrible dans cette Mrs Whittle. Il importe donc de se défier sans cesse.

— Il faut se défier également, ajouta Léon, de tous les étrangers à notre nationalité que nous croisons tous les jours dans les rues de notre ville. Malgré les bonnes apparences des gens qu’on rencontre, on ne sait jamais à qui on a affaire. Souvent sous le vêtement d’un gentilhomme on découvre, mais trop tard, un bandit, sous la robe d’une nonne on peut découvrir une femme de déchets. Nous savons trop bien, depuis que les Anglais sont maîtres de notre pays, qu’il nous arrive des bandes d’étrangers qui ne sont pas précisément la crème des sociétés. Je sais bien, comme le dit souvent mon père, que sous l’ancien régime il ne manquait pas de crapules, mais comme c’étaient gens de notre langue et de notre nationalité il nous était plus facile de les reconnaître et de s’en garer. Depuis qu’existe le régime actuel, c’est bien pire : nous rencontrons une foule de brigands vêtus comme des gentilshommes, et aussi une grande quantité d’êtres mal venus ; mais ceux-ci nous pouvons toujours les reconnaître à leur démarche tortueuse, aux regards obliques et sournois qu’ils nous décochent, aux visages anguleux qui révèlent la vice et les passions mauvaises. Tous ces gens sont, pour la plupart, des sans-patrie, transfuges sans loi, aventuriers sans scrupules qui viennent dans les pays nouveaux chercher l’existence facile, hommes sans foi qui viennent exploiter la crédulité et l’innocence de nos paysans. Anglais, Écossais, Irlandais, Scandinaves, Allemands, Italiens, Juifs, Grecs… tout cela se mêle et se confond. Il y a de bons sujets, certes on ne peut le nier, mais que de vilains, et ce sont précisément ces derniers qui se sont emparés du commerce… et quel commerce ! Ils importent à des prix médiocres des marchandises qui ne trouvent plus acheteurs en Europe, et ils essayent de nous les revendre à des prix énormes en nous assurant qu’elles sont des marchandises de choix et de la meilleure fabrique. Mon père en sait quelque chose depuis qu’il étudie le commerce, avant de s’y livrer lui-même. Et il a appris que, depuis l’arrivée au pays de ces individus, les petits commerçants français ont été obligés de fermer leurs portes à cause d’une compétition malhonnête et d’une propagande malicieuse entreprise pour décourager le commerce canadien. Beaucoup de nos commerçants ont donc été forcés d’abandonner leurs affaires à leurs concurrents pour ne pas aller à la banqueroute. Aujourd’hui, ces fonds de commerce achetés à bas prix nous sont revendus à des prix excessifs et sous l’étiquette de marchandises neuves et directement importées du vieux monde.

— Je crois que Léon dit la vérité, interrompit Étienne en regardant sa sœur qui écoutait avec attention le jeune homme.

— Et j’ajoute, poursuivit Léon, que cette affluence d’exploiteurs a fait surgir dans notre bonne ville une multitude de bouges, tels que cabarets borgnes et tavernes mal famées. Voyez, il y en a partout ! Ah ! sous l’ancien régime, ne tenait pas auberge qui voulait. J’avoue bien que le système n’était pas parfait, mais quelle différence avec aujourd’hui. Il n’y a plus ni surveillance ni restrictions. Les estaminets fonctionnent la nuit comme le jour. La cité est parcourue sans cesse par des bandes de pochards qui circulent librement. Il n’est pas un endroit où un homme honorable puisse passer sans se frotter à cette canaille. Une femme respectable n’est plus sûre d’aller à ses affaires, à tout moment elle est exposée aux insultes des vauriens. Ah ! quel régime ! quel régime ! acheva Léon DesSerres avec un profond dégoût.

Étienne et Thérèse, qui savaient que toutes ces choses étaient vraies, demeurèrent silencieux. De même que leur hôte, et autant que lui, ils déploraient le régime nouveau qui dominait sur le pays.

La pendule venait de marquer dix heures.

Tout à coup la porte fut violemment ouverte du dehors et trois hommes firent irruption dans la salle, l’épée à la main, criant et hurlant en anglais :

— À mort ce maudit Français !

D’un bond Étienne et Léon s’étaient élancés vers une panoplie de laquelle ils avaient décroché chacun une rapière. De son côté Thérèse avait couru à la même panoplie pour y prendre un pistolet qu’elle arma vivement.

Les rapières s’étaient choquées aux épées des trois hommes qui étaient le lieutenant Hampton et deux de ses camarades de plaisir. Thérèse s’était postée derrière Étienne et Léon qui, avec calme et sang-froid, arrêtaient les épées des trois Anglais. Alors