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réservée le faisait paraître tout à fait étranger à toute la bande criarde qui s’agitait et hurlait dans la salle. Il levait rarement les yeux de son assiette, mais s’il les levait à présent, et même assez souvent, c’était pour regarder Thérèse. Grand, d’un physique agréable, l’air intelligent, l’inconnu présentait un extérieur de grande distinction, bien qu’il fût vêtu d’un habit commun fait de gros velours anglais et qu’il ne portât aucun ornement. Thérèse remarqua ses yeux qui lui parurent d’un beau bleu foncé et remplis d’une expression d’honnêteté et d’énergie. Elle remarqua aussi ses mains fines et blanches, et elle supposa que ce jeune homme devait appartenir à une bonne classe de la société.

Cet étranger avait, du reste, excité la curiosité de tout le monde bien avant que Thérèse n’arrivât. On avait posé à Mrs Loredane mille questions au sujet de ce jeune homme à qui maintes jeunes filles et jeunes femmes décochaient des regards ardents. Mrs Loredane avait répondu :

— C’est un voyageur qui m’est arrivé au crépuscule et qui m’a demandé asile pour la nuit. Il me paraissait très fatigué, et sa monture, je pense, avait dû fournir une très longue traite.

— D’où vient-il ? avait-on encore demandé.

— Je ne sais pas. Il n’a pas daigné répondre aux questions que je lui ai posées.

— Une chose dont on ne peut douter, émit une jeune fille égrillarde, il est anglais.

— Voilà justement ce qui n’est pas sûr, répliqua Mrs Loredane. L’accent de ce jeune homme m’a paru pencher vers l’écossais.

— Bah ! s’écria avec sarcasme un officier, il ne faut pas baser ses jugements sur l’accent. Ne savez-vous pas qu’une certaine société anglaise essaye depuis un temps de se donner certain air écossais, comme au bon temps où régnait sur l’Angleterre la maison royale d’Écosse. C’est la manie qui revient… une manie pour se distinguer des autres !

Et l’officier, à demi-ivre, se mit à rire aux éclats.

— Parfait ! s’écria une jeune femme en frappant son assiette de sa coupe de cristal. C’est la folle manie des Écossais également d’essayer de se faire voir plus anglais que les Anglais. Un jour, on aura la manie de se donner l’accent canadien !

À son tour elle éclata de rire, et un immense rire général domina les bruits d’une musique discordante de violons, de flûtes et de cornemuses partant d’un des angles de la salle, où se dressait un paravent qui dérobait la vue des musiciens.

Lorsque le rire diminua une jeune fille se leva, le verre en main, et clama à tue-tête :

— Allons ! moi, j’aime les Écossais et je bois à la santé de ce voyageur qui, je parierais, est tout ému de cette musique de cornemuses !

Pour la première fois le convive inconnu tourna la tête, qu’il inclina, en souriant à la jeune fille. Puis il parut aussitôt s’absorber dans ses propres pensées.

Seule l’apparition de Thérèse avait semblé le faire sortir tout à fait de sa solitude : souvent à présent il jetait à la jeune fille un rapide regard. Et ce regard que Thérèse avait saisi à deux ou trois reprises lui avait paru sympathique.

De ce moment elle se trouva moins seule.

Mrs Loredane, qui était venu recevoir ses nouveaux hôtes, était retournée prendre place à une table, au centre, où elle présidait ce festin joyeux. Une dizaine de serviteurs allaient et venaient rapidement, et Thérèse remarqua qu’ils transportaient plus de liqueurs que de mets.

Le major Whittle avait servi les apéritifs, Thérèse refusa de boire quoi que ce fût.

On lui apporta quelques mets qui semblaient fort succulents, mais elle ne parvint pas à manger. Elle était si désemparée, si inquiète, qu’elle en demeurait rigide. Le major, Mrs Whittle et Hampton lui-même essayèrent vainement de la rassurer, ce fut impossible.

Lorsque Mrs Whittle lui offrait quelque chose, Thérèse disait seulement :

— Madame, je voudrais m’en aller !

Mrs Whittle, à la fin, s’impatientait.

Si Thérèse n’eût été retenue par la crainte ou la gêne, elle eût demandé la protection de ce jeune homme qu’elle devinait, comme elle, étranger en ce lieu. Toutefois elle ne cessa pas de regarder souvent l’inconnu qui, maintenant, ne levait plus les yeux et semblait s’être de nouveau absorbé dans ses pensées.

Thérèse se sentit en peine, et il lui sembla qu’elle était plus seule que jamais. Puis elle dut à contre-cœur faire un peu cas des attentions multipliées de Hampton. Mais elle souffrait, la pauvre enfant, elle