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et dans l’entourage le lieutenant Hampton passait pour son plus ardent admirateur. Le major n’était pas aveugle, il voyait parfaitement le jeu de Mrs Whittle et de ses courtisans, mais il fermait l’œil. Réprimander la jeune femme eût été le premier geste du major, s’il n’eût craint les révoltes de Mrs Whittle ; par le moindre reproche, le plus petit avertissement, il courait le risque de s’aliéner l’esprit capricieux de sa femme qu’il aimait, ou qu’il croyait aimer. Il préférait donc feindre l’ignorance, plutôt que de voir le désaccord et la guerre entrer dans le ménage.

Après avoir bien ri. Mrs Whittle s’écria :

— Je voudrais bien connaître cette petite fille !

— Pourquoi, Katie ?

— Je connais certains jeunes officiers dont le passe-temps est de courir après les jeunes femmes mariées ; je leur donnerais en pâture cette jeune Canadienne.

— Es-tu sérieuse, Katie ?

Pour la première fois le major semblait trouver ou découvrir chez sa jeune femme un degré de perversité qu’il n’avait pas soupçonné. Mais il ne parut pourtant pas s’émouvoir outre mesure.

— Certainement, se mit à rire de plus belle Mrs Whittle ; ces jeunes officiers, M. Hampton notamment, semblent avoir fait la gageure de faire perdre la réputation de certaines jeunes femmes de notre société. Cette Canadienne pourrait fort bien être un fruit suffisamment succulent pour nous protéger contre les attaques de ces jeunes forcenés en les détournant de nous.

En prononçant ces paroles, Mrs Whittle avait une physionomie si sincère, que le major commença de penser que sa femme était plutôt une victime très malheureuse de l’entourage de ces jeunes officiers. Il était tout près de se dire que, par courtoisie, sa femme endurait les galanteries de Hampton en particulier, et qu’elle souhaitait l’occasion d’écarter d’elle le fâcheux officier en lui trouvant une proie facile. Et le major fut envahi par le fol espoir que Mrs Whittle était, au fond, très honnête et très vertueuse et qu’il avait été trompé, lui, par des apparences qu’il n’avait pas su analyser. Et dans sa suave naïveté il se réjouissait maintenant de l’affreuse idée qu’avait eue Mrs Whittle de donner en pâture « à ces jeunes forcenés » Thérèse Lebrand. Bah ! pensait le major, qu’importait après tout !… ce n’était qu’une petite Canadienne, une fille de vaincu, une fille de brute !…

Et Mrs Whittle pensait tout comme son mari, car elle était pétrie des mêmes préjugés de race ; elle se faisait une grande gloire d’être issue d’une race très haute… de la plus haute supériorité intellectuelle. Ces Canadiens, comme elle les méprisait ; pour elle comme pour son mari ce n’était qu’un troupeau de bêtes de somme qu’on mène à coups de trique !

Mais, grâce à Dieu, le honteux projet qu’elle avait conçu n’allait pas aboutir.


VI


Aramèle avait en effet repris ses cours d’escrime, et de suite il avait eu une grande affluence d’amateurs ; et la fortune avait aussitôt commencé de sourire au capitaine. Il touchait de chaque amateur un cachet de cinq livres par semaine et, comme il avait douze élèves, cela représentait un salaire de soixante livres sterling. C’était beaucoup plus que ne lui aurait rapporté un poste de fonctionnaire. Pendant quelque temps des amis lui avaient conseillé de solliciter auprès de Murray un poste de Capitaine de paroisse, position sociale alors très recherchée par les Canadiens. Le Capitaine de paroisse avait été désigné par le gouvernement militaire du Canada pour administrer les lois dans chaque localité ou paroisse et pour veiller au maintien de l’ordre public. Le traitement d’un Capitaine de paroisse était de cinq cents livres, plus un certain casuel dont l’importance dépendait du plus ou moins d’habileté du titulaire du poste. La charge comportait un certain honneur, parce que le Capitaine de paroisse était un maître et seigneur dans l’arrondissement soumis à sa surveillance et à son administration. Devant lui tous devait se courber, tous devaient obéir à ses ordres, et souvent le premier citoyen de la paroisse, le curé, se voyait forcé de céder le pas au Capitaine. Ce poste, naturellement, attirait bien plus d’imbéciles que de gens sensés ; et la plupart n’étaient que des renégats, un grand nombre des mouchards, beaucoup des traîtres. Cette charge, au fond très importante, qui n’aurait dû être sollicitée et obtenue que par de vrais patriotes, aurait parfaitement convenu à Aramèle ; oui, mais pour obtenir le poste de Capitaine de paroisse il fallait avoir l’échine souple et aussi avoir prêté le serment