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soulevé d’un mot, d’un geste, toute cette population qui déjà demandait un chef, qui demandait des armes !

Des armes… ce n’était pas facile ! Pourtant, beaucoup pensaient qu’il y avait moyen de s’en procurer !

Oui… mais une voix sage et autoritaire dominait les rumeurs séditieuses, soumettait les révoltes naissantes, prêchait l’obéissance et la soumission, elle donnait l’espérance : c’était la voix de l’Église !

Alors, le peuple refoulait ses colères, il ravalait ses menaces…

La voix disait :

— Espérez encore… la France reviendra peut-être !

La France… Mais Aramèle savait qu’elle était revenue… ou du moins il savait qu’elle n’était jamais partie !

Seulement, là-bas, dans la cité conquise qu’il avait quittée, peut-être ne restait-il plus de Français, et il fallait qu’au moins reste un Français… il retournerait à Québec !

Mais on l’en avait chassé !

Bah ! est-ce qu’on peut chasser un Français de sa France qu’il aime et qu’il sert ?

Allons donc ! il faudra voir !

Et le capitaine reprit le chemin de la cité par la rive sud. Il passa au travers de riches moissons, toutes dorées, très abondantes. Et, un soir, au commencement du mois de septembre, Aramèle poussa doucement la porte de son logis en la basse-ville.

Tout, en la ville basse comme en la ville haute, était désert et silencieux.

Il était tard, passé minuit !

Un batelier de hasard l’avait traversé d’une rive à l’autre au clair de lune. Aramèle avait préféré entrer chez lui en pleine nuit, pour ne pas créer une sensation qui n’aurait pas manqué de se produire s’il était arrivé en plein jour au vu et su de tous les habitants de la ville.

Non… il valait mieux rentrer bien paisiblement, comme si de rien n’était.

Il alluma une bougie… il chancela d’étourdissement en constatant que son logis avait été envahi, pillé, dévasté…

On avait enlevé toutes ses armes : fleurets, épées, rapières… On avait brisé les masques, les plastrons, les meubles, dont les débris gisaient sur le parquet. On avait cassé en mille miettes le crucifix de plâtre, on avait lacéré les murs, on avait cassé les vitres des fenêtres… Quels barbares !…

Aramèle eut envie de pleurer…

Ah ! non, là dans ce Québec encore tout meurtri du terrible combat qu’il avait soutenu contre l’envahisseur en 1759, Aramèle sentit qu’il n’était plus en France !

Et, pourtant…


III


Lorsqu’il s’éveilla aux clartés de l’aube, par la lucarne du grenier où il avait couché, Aramèle promena un regard curieux sur la ville. Il la vit toute décorée des couleurs anglaises : c’était fête. Nulle part il ne peut découvrir le moindre petit drapeau français.

Il se sentit descendre comme en une profonde détresse : l’image de la France qu’il n’avait cessé d’avoir sous les yeux pendant trois mois s’était brusquement éclipsée pour faire place à l’image de l’Angleterre. L’ancienne capitale de la Nouvelle-France demeurait toujours la ville conquise ! Le beau rêve qu’il avait fait s’était évanoui, car il avait rêvé que la France était revenue.

Il soupira atrocement et quitta sa fenêtre pour promener son regard désolé autour de son grenier.

Il avisa sous le grabat qui lui avait servi de lit une malle poussiéreuse, et il sourit.

Dans cette malle qu’il ouvrit il y avait un drapeau français soigneusement plié. Il le prit en porta les plis vénérés à ses lèvres et descendit en bas. Il aperçut encore avec tristesse les dégâts faits par les barbares. Il sortit dehors. La ville était encore plongée dans le silence du sommeil.

Aramèle pénétra dans un étroit passage qui séparait son logis d’une baraque voisine et se dirigea vers une petite cour à l’arrière. Il y trouva une longue perche à une extrémité de laquelle il attacha le drapeau. Puis il jeta un regard sur le toit de son habitation. Il examina la cheminée, et un nouveau sourire entr’ouvrit ses lèvres. Il rentra dans sa maison pour en revenir peu après avec une corde, prit le drapeau et la perche et grimpa l’échelle dont une extrémité était appliquée au bord de la toiture.

Aramèle attacha solidement la perche à la cheminée, et dans le vent qui s’élevait il entendit avec plaisir le beau drapeau de la France claquer joyeusement.

Pendant un moment le capitaine regarda le drapeau, et il parut revivre le beau rêve