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fumée. La basse-ville était joyeuse et animée.

Aramèle, dès les premiers pas dans cette atmosphère nouvelle, se sentit moins lourd, plus gai, plus audacieux encore. Ce ressort en lui-même se tendait, il redressait la tête, ce fier capitaine français qui ne connaissait pas la défaite. La nature vigoureuse qui l’entourait revivifiait son corps déjà vieilli, et dans ce jeune pays il se sentait redevenir jeune. Il croisait des commerçants, des soldats, des marins qui ne parlaient qu’anglais ; mais il croisait aussi des ouvriers, des mariniers dont la langue était la sienne.

Des femmes canadiennes, sur le pas de leur porte, lui faisaient la révérence en murmurant :

— Bonjour, monsieur le capitaine !

Aramèle enlevait son feutre galamment, souriait, saluait courtoisement… il respirait avec volupté le parfum de la France.

Des enfants, roses et joufflus, arrêtaient leurs joyeux ébats, se rangeaient et jetaient sur le beau capitaine des regards d’envie et d’admiration. Il entendait dire par ces petites voix françaises :

— C’est le capitaine !…

Aramèle sentait son âme tressaillir d’ivresse inouïe.

Vers la jetée, quelques voiles blanches oscillaient dans la brise : les unes s’élançaient, légères et gracieuses, sur les ondes bleues, onduleuses et argentées et elles voguaient fièrement vers l’est ou l’ouest ; d’autres revenaient d’une course, souvent d’une course lointaine, et elles semblaient apporter avec elles des senteurs de grande mer. Les charretiers, très affairés, faisaient claquer le fouet ou la langue, couraient se ranger le long des navires pour recevoir les marchandises. Le cahotement des véhicules, le bruit des sabots des chevaux et des mulets, les cris des charretiers, le grincement des roues dominaient tous les bruits. Les citadins se promenaient, examinaient les boutiques, s’arrêtaient devant les étalages : les uns se délassaient, les autres faisaient leurs emplettes et leurs affaires, allant de boutique en boutique, comme les matelots en congé et les ouvriers sans travail allaient de taverne en taverne.

Le batelier Lebrand, suivi d’Aramèle et de Thérèse, s’arrêta près d’un petit navire. Deux hommes, jeunes encore, au teint basané, étaient assis sur des tonneaux. L’un d’eux dit :

— Tiens ! voilà le patron !…

Ils se levèrent.

— Allons, mes gas ! il faut appareiller, cria Lebrand.

Les deux matelots, qui étaient les seuls aides du batelier, sautèrent à bord pour hisser les voiles.

Aramèle et Thérèse, pendant qu’on appareillait, allèrent s’asseoir sur un banc à l’avant du petit navire.

Un quart d’heure après le navire filait doucement vers l’Île d’Orléans.

Aramèle entraîna Thérèse à l’arrière où le batelier se tenait gravement à la barre.

— Ah ! mon pauvre Lebrand, soupira le capitaine, je venais de faire un rêve magnifique : je m’imaginais que je partais pour la France !

— La France ! capitaine, répliqua le batelier, regardez autour de vous, c’est elle que vous voyez !

— C’est vrai, murmura Aramèle avec un sourire pâle.

— Ce serait plus vrai encore, dit Thérèse, sans ce drapeau qui flotte là-bas !

Et de son index elle indiquait le drapeau anglais qui se dressait au-dessus du Fort Saint-Louis.

Aramèle jeta un regard terrible dans cette direction, puis il saisit rudement la main de la jeune fille et lui dit avec une sorte de colère sourde :

— Ne regarde pas, je te le défends !…

Thérèse jeta un regard surpris au capitaine.

— Pardonne-moi, Thérèse, cette vivacité de ma part, mais ça me chagrine de savoir tes yeux purs fixés sur ce drapeau inconnu. Ah ! non, ne le regarde plus, jamais… Attends, attends que l’autre drapeau soit revenu… le drapeau de la France !…


Fin de la première partie

Deuxième partie

TERRE DE FRANCE

I


Le soir de ce jour Aramèle avait pris sa décision : le lendemain, aux premières lueurs de l’aurore, il sortait de la cité, et lentement, douloureusement, s’engageait sur la grande route qui s’enfonçait dans la campagne verdoyante, vers l’est, du côté du soleil levant qui, bientôt, ferait étinceler