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— Thérèse !… Léon !…

Les deux jeunes gens s’approchèrent.

— Vous, mes jeunes amis, continua Aramèle, dites-moi si j’ai l’air d’un vaincu ! Votre père, Léon, me dit : Demain ! Et vous, Lebrand, que dites-vous ?

— Mon ami, répondit le batelier, je pense comme monsieur DesSerres.

— Et vous, mes jeunes amis ?… Voyons, Thérèse, parle !

— Capitaine, vous demeurez un vrai Français, et je vous admire !

— Merci, Thérèse, voilà qui est parlé ! C’est-à-dire qu’un vrai Français n’est jamais un vaincu ? qu’il ne s’avoue jamais vaincu ?… Et vous, Léon ?

— Capitaine, je suis de votre avis : nous ne sommes pas des vaincus, mais des Français malheureux forcés de subir pour un temps une domination étrangère.

— Pour un temps… fit Aramèle avec surprise.

— Oui, répondit gravement le jeune homme, en attendant que la France revienne !

— Ah ! je comprends…

— Et vous comprenez, mon capitaine, ajouta le jeune homme avec une belle et noble franchise, que pour attendre la France il importe d’accepter notre malheur et de le supporter comme des hommes et des Français !

— Très bien, mon fils ! approuva joyeusement DesSerres. Aramèle, voilà de belles paroles qui ne sauraient manquer de vous convaincre.

Le capitaine s’était mis à marcher, lentement et les mains au dos. Il méditait profondément. Son front têtu, barré de plis durs, se penchait. Ses sourcils, excessivement contractés, s’agitaient. Ses lèvres minces et blêmes frémissaient. On sentait qu’une lutte terrible se livrait dans son esprit, on devinait qu’une affreuse torture tiraillait son âme. Aramèle, en effet, en se remémorant les paroles de sagesse qu’on venait de lui dire voulait admettre ceci : — Oui, ils ont raison, ils ont tous raison… moi seul ai tort !… Mais une voix grondait au tréfonds de son âme : — Tu n’as pas tort, Aramèle, tu es français ! Demeure français !… Il entendait cette voix dominer les autres voix et il pensait que se soumettre à la sagesse des premières, c’était s’avouer vaincu, c’était renier sa race, c’était vendre sa patrie lointaine, la France ! Rien que cette pensée faisait surgir en lui une honte si abominable qu’il en croyait mourir. Pour lui, se soumettre au régime anglais, c’était comme un reniement, une trahison ! Aramèle se fût peut-être, au pis aller, soumis à un autre pouvoir étranger ; mais à l’Anglais cela lui paraissait une impossibilité, une monstruosité ! Car l’Anglais, pensait-il, c’était l’ennemi irréconciliable, mortel, et c’était le barbare, le tyran ; et Aramèle se sentait assez de sang et de vigueur pour ne pas se courber, pour ne pas s’aplatir ! Au dedans de lui-même il ressentait comme un ressort puissant qui le faisait se redresser sans cesse… que pouvait-il faire ?

— Mes amis, dit-il après un long moment de réflexion, je vous remercie pour tous les excellents avis que vous m’avez donnés, et je veux les méditer dans la solitude et le silence. Demain, puisque j’ai jusqu’à demain, je prendrai une décision.

On allait se séparer.

— Lebrand, demanda Aramèle, appareillez-vous aujourd’hui votre navire ?

— Oui, tout à l’heure.

— Où allez-vous ?

— J’ai des marchandises à transporter à l’Île d’Orléans d’abord, puis à Lévis.

— Et vous revenez ce soir ?

— Oui.

— Eh bien ! je vous accompagne. J’ai besoin de me dégourdir, je veux respirer l’air salin du fleuve, je veux aspirer plus largement la brise qui souffle, je veux aller de mon pied fouler ces verdures jeunes que j’ai vues ce matin couvrir la côte voisine, et je veux aller entendre les murmures si doux des frondaisons nouvelles. Cette promenade aidera mes idées qui s’enchevêtrent, il me semble que je pourrai mieux réfléchir, que ma tête sera moins lourde, que mes yeux verront plus clair. Et nous emmènerons Thérèse, elle m’accompagnera sous la feuillée… peut-être que Léon…

Il regarda le jeune homme pour lui demander son avis.

Celui-ci exprima à Thérèse un regard de regret et répliqua :

— Pas aujourd’hui, capitaine, mon père et moi nous avons une course à faire avant la fin du jour.

— Soit, une autre fois, dit Aramèle.

M. DesSerres et son fils prirent congé.

L’instant d’après Aramèle, Lebrand et Thérèse se dirigeaient vers la jetée du fleuve.

Le jour était beau, grandiose. Le soleil brillait de tout son éclat printanier. La brise du sud était tiède et doucement par-