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aujourd’hui, nous n’avons pas le pouvoir de reconquérir ce pays par les armes, entreprenons cette conquête par la soumission, la patience et l’espoir. Je connais le général Murray, ce n’est pas un ennemi de notre race : autant que possible il essaiera de nous rendre moins lourde la domination de son pays.

— Ah ! monsieur, s’écria Aramèle, quand vous parlez du général Murray, vous parlez d’un soldat, et comme tel je l’estime. Je suis même porté à penser qu’il est très sympathique à notre population. Mais il a autour de lui un clan affreux, un clan qui gouverne, un clan que nous devons non seulement redouter, mais combattre.

— Justement, répliqua M. DesSerres. Mais pour combattre ce clan avec efficacité il importe de ne pas nous montrer trop agressifs et de feindre tout au moins la soumission.

— Feindre, c’est déjà s’avouer battu ! dit rudement le capitaine.

— Non, Aramèle : feindre, c’est ruser, et c’est pour nous l’unique politique à suivre.

— Soit, nous ruserons ! se mit à rire le capitaine avec ironie.

— Vous en auriez tous les avantages, si vous le vouliez, reprit M. DesSerres. Je suis sûr que Murray serait disposé à vous donner un poste de fonctionnaire dans le pays, grâce à votre connaissance de la langue anglaise. Voilà où devraient tendre vos ambitions, vous y seriez bien placé pour défendre et protéger les intérêts de votre race, et votre situation sociale s’en trouverait améliorée.

— Oh ! ma situation, mon ami, sourit le capitaine, elle m’est tout à fait agréable. Je ne suis pas riche, mais j’ai tout pour me suffire. Je peux même faire des économies sur mes gains. Je suis heureux.

— Ce n’est pas suffisant, c’est de l’égoïsme !

— Allons donc ! vous n’allez pas penser que je doive me marier un jour et peupler cette terre de mes descendants !

— C’est là où vous avez eu tort !

— De ne pas peupler…

— De ne pas vous marier, Aramèle. Si vous aviez une famille, vous comprendriez mieux la position de vos compatriotes et vous vous soumettriez.

— Ce n’est pas certain.

— Ne doutez pas ! Et veuillez croire que je suis aussi français que vous ! Croyez que Lebrand, ici, n’est pas moins français que vous et moi, et croyez que soixante mille Français en ce pays le sont tout autant que vous, Lebrand et moi ! Eh bien ! le cœur bat, le sang bout, l’âme vibre, mais l’homme doit contenir ses ardeurs pour ne pas s’attirer une catastrophe qui pourrait bouleverser cette terre française et en faire tout à fait une terre étrangère !

— Je vous crois, mon cher ami, sourit amèrement Aramèle, et je voudrais me rendre à vos arguments très sensés. Mais me soumettre… dire aux Anglais : Messieurs, je me rends !… Jamais ! Jamais, DesSerres, entendez-vous ! Jamais… parce que mon âme à moi vibre plus fort que la vôtre, plus fort que toutes les âmes françaises de ce pays, parce que je ne peux pas… je ne peux pas !

— Hé ! que n’essayez-vous ? s’écria DesSerres, impatienté.

— Je ne suis pas même capable d’essayer.

— Ah ! vous êtes désespérant !

— Je le sais si bien que mes propres ennemis sont désespérés, et qu’ils en sont venus à me chasser de ma maison et de ma patrie adoptive.

— Ils ne vous chassent pas, ils disent : Reconnaissez que nous sommes les maîtres… que nous sommes les vainqueurs !

— Maîtres ! vainqueurs ! ils ne le sont pas ! cria Aramèle avec colère. Ils ont brisé des obstacles, ils ont renversé des hommes, ils ont démoli les murs d’une cité, ils sont entrés, ils ont arboré un drapeau inconnu… ils n’ont pas vaincu !

Et Aramèle, d’une marche impétueuse, fit le tour de la salle en grommelant des paroles inintelligibles. Il s’arrêta tout à coup devant ses deux interlocuteurs :

— Dites-moi, fit-il avec un air hautain, si j’ai l’air d’un vaincu !

Les bras croisés, la tête haute, le regard étincelant, la lèvre dédaigneuse, il attendait la réponse.

Les deux visiteurs le regardèrent un moment avec une grande admiration, puis DesSerres répondit :

— Non, vous n’en avez pas l’air, vous ne l’êtes pas ! Non, Aramèle, vous n’êtes pas un vaincu aujourd’hui, mais demain… car vous vieillissez aussi ! Ah ! demain, Aramèle, y songez-vous ?

— Demain, messieurs, répliqua rudement le capitaine, appartient à Dieu !

Et toujours fier il appela, de sa voix retentissante qui avait si souvent résonné dans les combats :