vous n’êtes pas maîtres de la population française qui l’habite.
— Et vous êtes la preuve de cette démonstration ? demanda Hampton sur un ton plus railleur.
— Ou l’image… comme vous voudrez !
— Je dois donc comprendre que vous ne vous soumettrez pas aux ordres que vous venez de recevoir ?
— Je ne saurais le faire, répliqua énergiquement le capitaine. Soyez les maîtres du pays, si cela vous convient d’être ainsi appelés, mais ce ne sera toujours que pour un temps plus ou moins long ; mais moi, pendant ce temps, je reste maître de moi-même. J’ajouterai que, étant français, on n’arrache pas facilement un Français à sa France !
— Vous êtes en Canada !
— Monsieur, Canada est un mot. La Nouvelle-France, c’est encore un mot, mais un mot d’une bien plus grande valeur… c’est une patrie, une patrie qui est la mienne !
— La vôtre ? fit Hampton surpris.
— La mienne… par adoption, oui, monsieur ; mais aussi la patrie, la vraie patrie de soixante mille habitants, de soixante mille Français… prenez garde !
— À quoi ! sourit Hampton avec mépris.
— Savez-vous, demanda Aramèle en croisant les bras avec un défi solennel, combien d’Anglais il y a à cette heure en ce sol français ?
— Pas au juste. Le savez-vous ?
— Oui, parce que je sais compter. Il y a, monsieur, à cette minute précise où je vous parle, compris les soldats de vos armées et les marins de vos navires, sept mille et trois cents habitants de langue anglaise, en regard de soixante mille Français. Monsieur, ajouta Aramèle avec une gravité impressionnante, ceci veut dire que je suis chez moi, en ma patrie Française… allez vous-en !
Et Aramèle, cette fois, posa sa main nerveuse sur le pommeau de sa rapière, tandis que son regard menaçant désignait la porte.
Hampton n’eut garde d’hésiter… il eut peur !
Aramèle esquissa derrière la porte qui venait de se refermer un sourire de triomphe.
Puis il marcha vers la porte du fond, frappa doucement et demanda :
— Hortense, le repas est-il prêt ?
— Dans cinq minutes, Capitaine, répondit de la cuisine une voix grêle. Mais le vin est tiré, ajouta aussitôt la voix de la cuisinière.
— Ah ! si le vin est tiré, répondit Aramèle avec un sourire placide, il faut le boire…
Il ouvrit la porte et pénétra dans la cuisine.
V
La sommation adressée au capitaine Aramèle avait vite été ébruitée et répandue par la cité, elle avait en même temps causé de la stupeur et du chagrin. Aramèle était fort estimé, non seulement des citoyens français de la ville, mais aussi d’un grand nombre d’Anglais. Dès l’après-midi, une délégation était allée prier Murray de revenir sur sa décision. Le gouverneur avait renvoyé la délégation avec ces paroles :
— C’est l’unique rebelle en la cité, il doit se soumettre ou partir !
Seulement, Murray n’avait pas dit qu’il obéissait en cela beaucoup plus à certains personnages de sa maison, ennemis de la race française du Canada, qu’à sa propre volonté.
Vers le milieu de l’après-midi Aramèle reçut la visite du sieur DesSerres et de son fils Léon, jeune homme de vingt-deux ans, joli garçon, à la mine fière et brave. Peu après le batelier, Noël Lebrand, survenait avec sa fille Thérèse.
C’était la deuxième fois seulement que Thérèse et Léon se rencontraient, et dès leur première rencontre ils avaient paru fort s’estimer tous deux.
L’ancien fonctionnaire et le batelier étaient venus chez le capitaine pour le supplier de se soumettre à la loi anglaise, et d’éviter l’expulsion.
Pendant que les trois hommes s’entretenaient de ce sujet, Léon et Thérèse s’étaient retirés à l’écart pour causer, tous deux, d’un sujet fort probablement tout autre. Léon parlait, et Thérèse paraissait avoir un vrai plaisir à l’écouter. Mais laissons ces enfants à leurs rêves d’avenir et revenons à ces trois hommes qui avaient à soutenir les luttes du présent.
— Mon cher ami, disait M. DesSerres au capitaine, il est de votre plus grand intérêt d’obéir aux ordres donnés. Cet intérêt ne vous est pas uniquement particulier, il concerne tout ce pays et la population qui l’habite, il concerne même, en une certaine mesure, notre ancienne patrie la France. Si,