Page:Féron - La vierge d'ivoire, c1930.djvu/8

Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
LA VIERGE D’IVOIRE

Philippe se révolta. Il ne connaissait pas le coupable, mais il se souvenait que plusieurs employés étaient venus dans le bureau, et il déclara qu’un moment lui, Philippe, s’était absenté. Mais cela ne pouvait rien prouver en faveur de l’accusé, et les soupçons restèrent sur lui. On ne l’arrêta pas, mais on le congédia de l’assurance.

Pour Philippe ce ne fut guère mieux qu’une arrestation et même une condamnation, car de ce jour il lui fut impossible de trouver un autre emploi dans les bureaux. C’est alors que vint la dèche terrible, la misère, la faim, le désespoir !

Chose inouïe, voilà que tout à coup Philippe trouvait un homme qui paraissait avoir confiance en lui, et une joie immense gonflait son cœur. Oui, M. Roussel, le négociant, avait trouvé dans Philippe Danjou un misérable plutôt qu’un coupable.

Philippe marchait donc alertement après avoir quitté les magasins de la rue Saint-Paul.

— Maintenant, pensait-il, il est important que je mange un peu. J’ai faim… Depuis trois jours que mon estomac n’a rien reçu et je sens mes forces s’en aller très vite. Oui, mais avec quoi manger ?… Il faut que je trouve du crédit d’ici demain, car demain, après ma journée faite, je pourrai me faire avancer un dollar ou deux. Cet argent me suffira bien jusqu’à samedi, jour de paye.

Ce jour-là était mardi, et pour un homme qui n’a pas mangé depuis trois jours il doit lui sembler que le samedi, jour de paye, est très éloigné encore !

Philippe se mit à repasser dans sa mémoire tous les restaurants qu’il connaissait, avec l’espoir d’en trouver un où il aurait peut-être chance d’avoir un repas à crédit.

Et au bout d’un moment il murmura :

— Bon, je pense que ce restaurateur ne me refusera pas mon souper !

Philippe revint sur la rue Notre-Dame et se dirigea vers l’Est. Il marchait maintenant la tête haute, il avait une place, il allait gagner de l’argent et finirait peut-être par se tailler un bel avenir. Il pouvait maintenant regarder le monde sans rougir ; demain il serait sorti de la gueuserie dans laquelle il avait pataugé malgré lui. Demain serait un jour nouveau, le commencement d’une vie nouvelle, et Philippe souriait à l’aube qui naissait.


II

LA MONNAIE DE PHILIPPE


Il ne faut ni dire ni penser que tous les bossus sont vicieux et méchants, non ! Il s’en trouve qui, à cause de la déformation de leur être, maudissent la nature qui les a fait mal venir ; leur caractère devient jour après jour plus acariâtre, plus malendurant, et ils finissent par devenir tout à fait insupportables.

Il n’en était pas ainsi du restaurateur chez qui Philippe se rendait, car ce restaurateur était bossu ; mais en dépit de ses manières un peu rudes, c’était, au fond, un très brave homme.

Son nom à ce bossu était Amable Beaudoin. Depuis bien au-delà de vingt ans il tenait restaurant sur la rue Notre-Dame, à droite, après avoir dépassé la vieille construction qu’on a convenu d’appeler « Château Ramsay ». Les habitués de ce restaurant appartenaient surtout à la classe des ouvriers du port. Mais aux jours de Marché on y voyait des agriculteurs qui venaient vendre leurs produits sur la place du Marché Bonsecours. De temps à autre on y remarquait encore des employés du commerce et des garçons de bureau. Mais « pour ces messieurs » Amable Beaudoin avait eu la délicatesse de faire aménager une demi-douzaine de petits cabinets que fermaient des rideaux de velours vert.

Le Bossu — comme on l’appelait très souvent — n’était pas riche, mais tout ce qu’il possédait était à lui. L’immeuble dans lequel se trouvait son restaurant était sa propriété. Il lui avait fallu quinze années de dure économie pour devenir le propriétaire de cette