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LA VIERGE D’IVOIRE

Le restaurateur regarda l’inconnu avec surprise et la moitié de son sourire s’effaça.

— Vous ne me reconnaissez pas ? interrogea Philippe avec inquiétude.

Amable branla la tête.

— Dans le temps je venais manger souvent ici, continua Philippe.

— Il y a longtemps ? demanda le propriétaire dont le regard se chargeait de suite de méfiance.

— Deux ou trois ans, je pense.

— Ah ! Votre nom ?… Peut-être que…

— Monsieur Beaudoin, je ne me rappelle pas vous avoir jamais dit mon nom, et je pourrais ajouter…

— N’importe ! interrompit Amable en perdant le reste de son sourire, dites toujours !

— Je m’appelle Philippe Danjou, répondit le jeune homme qui voyait avec épouvante se renfrogner la mine du restaurateur.

Le bossu fit semblant de chercher dans son souvenir. Puis, hochant la tête, dit :

— Non… je ne me rappelle pas votre nom.

— Oh ! je suis pas mal certain que je ne vous l’ai jamais dit.

— Désirez-vous manger, monsieur ? interrogea Amable Beaudoin en retrouvant une partie de son sourire.

— Oui, monsieur Beaudoin. Mais, voyez-vous… je n’ai pas d’argent.

Il en avait coûté bien fort à Philippe pour exprimer sa détresse, et il n’avait pu s’empêcher de rougir sous l’œil soupçonneux de celui qui, maintenant, le regardait avec des sourcils touffus et très foncés.

— Vous n’avez pas d’argent ?

— Non.

— Pas même vingt-cinq sous ?

— Pas même, monsieur Beaudoin.

— Et vous pensez que je nourris les passants pour des prunes ? La voix du bossu était, cette fois, dure et ironique.

— Non, non, monsieur Beaudoin, voulut expliquer Philippe, je sais bien…

Amable interrompit le jeune homme :

— Attendez un moment, dit-il en désignant au jeune homme des personnes qui s’approchaient du grillage.

Selon toutes apparences, ces personnes étaient des ouvriers. Ils s’approchèrent pour régler la dépense.

L’un d’eux avait exhibé une jolie liasse de billets de banque. Philippe jeta à l’homme un regard d’envie. Le bossu, à présent, souriait largement tout en rendant la monnaie ou en s’informant de la santé de ses clients.

Puis ceux-ci s’en allèrent.

Alors, Amable Beaudoin laissa retomber son regard froid sur la figure livide de Philippe, et dit d’une voix rude :

— Mon ami, je vous conseille d’aller frapper à d’autres portes ; moi, je n’ai pas les moyens de nourrir les passants pour rien.

— Monsieur Beaudoin, supplia Philippe, je vous paierai demain. J’ai trouvé une place chez Monsieur Roussel… Vous connaissez Monsieur Roussel ?… le négociant de la rue Saint-Paul ?

— Oui… mais…

— Eh bien ! je commence mes fonctions demain matin, et demain soir j’aurai assez d’argent pour vous payer.

— Je veux bien vous croire. Mais je vous assure, mon ami, que le truc est vieux et usé. Mille fois des gens inconnus sont venus me conter la même fable, et j’y ai perdu des tas de piastres. Non… je ne veux plus recommencer ; je me suis promis qu’on ne m’y reprendra pas !

— Mais si je vous jure, monsieur Beaudoin…

— Non, non… ne jurez pas inutilement. Demain, si vous avez de l’argent, je vous ferai servir à manger.

Ceci fut dit d’une manière définitive et Philippe comprit qu’il était inutile d’insister.

— Demain soir ! pensa-t-il avec effroi… demain soir, je ne serai peut-être plus vivant ! Il me semble que je n’aurai pas la force de faire cent pas de plus !

— Demain soir !…

Il ébaucha un sourire d’amère ironie et de désespoir et tourna sur ses talons, mortifié et indigné.