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— Hé !… le plan de la ville de Québec ! Quel autre plan voulez-vous que ce soit ?

— Ah ! c’est juste !

— Comprenez-vous ?

— Non… parce que je croyais que Lymburner lui-même voulait se charger de cette mission délicate et périlleuse.

— Eh bien ! il a pensé qu’elle était trop périlleuse, sinon trop délicate ! se mit à rire Miss Tracey.

— Vas-tu m’apprendre, demanda avec un regard sévère John Aikins, que Lymburner t’aurait chargée de cette mission importante ?

— Ne comprenez-vous pas, père, qu’il a ici des affaires qu’il ne saurait compromettre ?

— Et toi ?… fit avec étonnement Aikins.

— C’est moi qui me suis offerte pour le remplacer.

— Oh ! good Heavens ! qu’est-ce que tu me dis là ! s’écria avec un geste furieux le tavernier.

Disons que le tavernier adorait sa fille, et que pour rien au monde il ne l’eût voulu exposer à quelque danger.

Miss Tracey, qui connaissait le caractère de son père comme son amour paternel pour elle, s’empressa de répliquer en flattant les favoris de John Aikins :

— Poor old dad ! comprenez donc qu’une femme passe toujours là où ne sauraient passer cent hommes… et cent hommes bien armés encore ! On ne se méfie jamais d’une femme, encore moins d’une jeune fille dont la réputation est excellente et qui se trouve être de bonne famille.

— Telle Miss Tracey Aikins !… sourit avec orgueil le tavernier, qui aimait se dire issu d’une excellente famille, laquelle avait occupé de très hautes charges en Angleterre, au temps des premiers Tudor, ce que nous ne pouvons lui dénier, et qui se gourmait terriblement à s’entendre appeler « gros comme le bras » Sir John !

— Oui, père, telle Miss Tracey ! répliqua la jeune fille en redressant la tête avec une certaine vanité.

— Well, Tracey, here’s to your luck !

John Aikins avala à longs traits un second bock de bière.

— Et puis, reprit Miss Tracey, ne puis-je contribuer selon mes aptitudes et mes capacités à la victoire des Américains ?

— Certes, certes, admit le tavernier, en regardant sa fille avec admiration.

— Car, la victoire des Américains, ne l’oubliez pas, sera en même temps notre victoire à nous !

— Sûre… sûre… Tracey. Mais il faudra être prudente !

— Fiez-vous à moi, old dad !

— Les portes de la ville sont bien gardées, insista John Aikins.

— Je les ferai ouvrir.

— Ce n’est pas facile de les ouvrir autant que de le dire !

— Je trouverai bien le moyen. Comme je vous l’ai dit, là où ne passerait pas l’homme le plus audacieux, le plus adroit, une jeune fille comme moi se glissera comme une ombre insaisissable. Mais tenez, voici justement Mr. Lymburner !

Un personnage dépassant l’âge mûr, de haute taille, portant de longs favoris gris, et tout vêtu de noir, accourait essoufflé et criant :

— Ho ! John… ho ! John… savez-vous… savez-vous « the good news ? »

Le personnage se laissa choir sur un siège près de la table à laquelle s’accoudait John Aikins.

Celui-ci se mit à rire.

— La nouvelle vous a surpris, hein, Lymburner ?

— By the good Lord ! j’ai failli en mourir… mais en mourir de joie ! Damned Arnold !… Je le croyais encore à cent lieues, et je le maudissais de ne pas arriver alors que la ville pouvait être prise d’une seule main…

— Hein ! d’une seule main ! s’écria Aikins avec étonnement.

— Eh, oui, tandis que Carleton est à Montréal où il se fera manger tout cru par le général Montgomery.

— Ho ! ho ! true… indeed ! s’écria le tavernier.

— Ah ! ce que je l’ai maudit ce damned Arnold ! reprit Lymburner avec une joie exaltée. Mais enfin…

Il s’interrompit pour tirer une tabatière en argent et pour y prendre une pincée énorme de tabac qu’il aspira violemment ; puis il essuya vivement ses narines avec un mouchoir à carreaux gris et noirs.

— Mais enfin il est là ! fit avec triomphe John Aikins.

— Oui… mais nous ne sommes guère avancés, répliqua Lymburner en fronçant les sourcils avec perplexité : mon gueux de neveu qui est allé à Montréal avec Carleton !…

— Pourquoi est-il allé à Montréal avec Carleton ? interrogea naïvement Aikins.