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LA TAVERNE DU DIABLE

lança vers les sauveteurs de la jeune canadienne.

Elle arriva au moment où Cécile s’engageait dans l’échelle. Miss Tracey reconnut l’un des deux hommes. Elle se pencha à son oreille et lui dit à voix ardente et basse :

— Jack, cent livres sterling si tu veux m’obéir !

— Ordonnez, miss ! répondit le matelot.

— Peut-on compter sur ton camarade ?

— Comme sur moi-même, répondit le matelot.

Rapidement Miss Tracey souffla à l’homme quelques instructions. Cécile pendant ce temps descendait lentement l’échelle branlante.

Le matelot cligna de l’œil à la fille du Tavernier en signe d’intelligence, et attendit Cécile, après avoir dit quelques mots à son compagnon.

Miss Tracey se retira un peu à l’écart.

L’instant d’après, Cécile, qui se croyait hors de tout danger, était bâillonnée, ligotée et emportée.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que par la même fenêtre d’où était descendue Cécile Daurac qu’une face horriblement contractée par l’épouvante apparut. C’était Lymburner, et derrière lui apparaissait la figure non moins épouvantée de John Aikins.

Lymburner, en voyant l’échelle, la saisit et s’y engagea. John Aikins voulut le suivre de suite, mais le marchand l’arrêta :

— Laisse-moi descendre d’abord… Cette échelle est trop fragile… Damned !…

Lymburner, tremblant et agité, secouait l’échelle au point de la faire glisser. Le vertige de la peur le saisit. Il jeta un juron :

— Hold it !… Damned Aikins !…

John Aikins appliqua ses deux mains sur l’échelle pour la retenir en place.

Or, pendant que Lymburner descendait, une fenêtre de l’arrière avait été ouverte, et par cette fenêtre était apparue la figure livide de Jean Lambert. Il avait vu Cécile emportée par un inconnu, et au travers de la neige qui ne cessait de tomber par gros flocons il avait cru distinguer la silhouette de Miss Tracey. Car Lambert était arrivé à la fenêtre par où Cécile était descendue juste au moment où elle était bâillonnée et ligotée. Il allait à son tour s’élancer dans l’échelle, lorsque derrière lui retentit un cri d’épouvante. Il se retourna, mais il ne put rien voir dans l’épaisse fumée qui emplissait le couloir. Puis tout à coup il fut bousculé par deux hommes qui lui passèrent sur le ventre, et au même instant il entendit la voix de Lymburner et celle d’Aikins. Vivement il rampa à une fenêtre percée dans le mur qui faisait vis-à-vis avec la muraille du cap, l’ouvrit et se pencha à l’extérieur pour respirer, car il étouffait déjà.

À ce moment l’incendie était tellement avancé qu’on l’entendait rugir de toutes parts et dominer même les bruits de la bataille au loin. De temps à autre on entendait un craquement sinistre, et il sembla à Lambert que les murs du bâtiment oscillaient. Il eut alors la pensée que tout l’édifice allait s’écrouler… Lymburner n’était encore qu’à moitié chemin entre la fenêtre et le sol, et il y avait là Aikins prêt à s’engager à son tour dans l’échelle. Lambert n’hésita pas : devant lui, ou mieux sous ses yeux il y avait une hauteur d’environ quatre mètres. Quatre mètres !… bah ! il avait déjà accompli un saut plus dangereux que celui-ci. Et puis, il y avait en bas une épaisse couche de neige. Il se glissa par la fenêtre, se suspendit au bout des bras, ses doigts crispés sur l’appui de la fenêtre, puis se laissa tomber. Il roula dans la neige, un peu étourdi, mais sans mal. Il se releva aussitôt et s’élança dans le sentier qui longeait le cap du côté de Près-de-Ville.

Lambert n’avait pas fait dix pas qu’il entendit un craquement épouvantable derrière lui… Il ne s’arrêta pas, il comprenait que la taverne s’écroulait ; mais maintenant il savait que Cécile courait un autre danger et il n’avait pas de temps à perdre.

Au moment où Lymburner touchait le sol, tout le bâtiment en flammes s’abattait. Il n’eut que le temps de faire un bond en arrière pour ne pas être atteint de madriers et de planches qui tombaient de tous côtés. Alors un immense tourbillon de flammes et de fumée s’était élancé vers le ciel.

Alors, seulement Lymburner pensa à Aikins qui n’avait pu descendre à temps l’échelle.

— Poor Aikins ! murmura Lymburner, deux minutes de plus, et il était sauvé lui aussi ! Mais ce n’est toujours pas ma faute… damned !

Des miliciens, des matelots, des artisans entouraient peu à peu le brasier.

Lymburner crut prudent de ne pas se montrer, il se faufila entre des baraques du voisinage et disparut.

Dans la haute-ville et la basse les bruits de guerre s’étaient tus. De toutes parts les cloches lançaient des carillons joyeux. Les