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LA TAVERNE DU DIABLE

tinguer la masse sombre du cap qui se dressait à quelques pas de la taverne. Mais elle entendait des cris, des appels, des bruits d’artillerie et de fusillade. À tout hasard, elle lança un appel au secours.

Avait-elle été entendue ?… Elle le pensa : tout à coup elle aperçut en bas des êtres agités qui couraient çà et là, mais sans pouvoir les reconnaître à travers le rideau de neige qui tombait. Deux de ces personnes, elle le remarqua, s’étaient un moment arrêtées sous sa fenêtre et l’avaient regardée une seconde. Puis elle avait entendu ce mot anglais :

— Wait !…

Les deux inconnus avaient de suite disparu.

Deux minutes s’écoulèrent. Cécile, avec une joie extrême, vit les deux personnes revenir avec une échelle qu’elles appliquèrent sous l’appui de la fenêtre. À présent, pour éviter d’être étouffée par la fumée qui sortait en colonnes de sa fenêtre, Cécile était obligée de tenir sa tête penchée au dehors, et elle sentait derrière elle l’incendie prendre des proportions gigantesques. Aussi s’empressa-t-elle de saisir l’échelle. Elle s’y engagea bravement, elle manqua de s’évanouir de joie.

Mais cette joie se changea vite en une nouvelle terreur, lorsqu’elle se sentit saisir par des bras inconnus qui la serrèrent comme un étau, tandis que d’autres bras et d’autres mains la bâillonnaient et lui ligotaient les pieds. Puis elle sentit encore qu’on l’emportait dans une course rapide vers des lieux inconnus.

Toutefois, Cécile savait à quels ennemis elle avait affaire, car elle avait entendu la voix de Miss Tracey donner cet ordre, après qu’elle eut été bâillonnée par un capuchon serré contre sa bouche :

— Vite, Jack, emporte-la !…

C’était bien Miss Tracey qui donnait ainsi cet ordre. Lorsqu’elle fut assurée que le feu qu’elle avait allumé dans la cave de la taverne ne s’éteindrait pas, lorsqu’elle fut certaine qu’en moins de quinze minutes toute la bâtisse serait la proie des flammes, la fille du tavernier sortit de la cave par le soupirail.

Quand elle fut dehors, elle entendit des cris :

— Le feu ! le feu ! le feu !

Au travers du brouillard de neige, elle vit du monde accourir vers la taverne. Elle sourit : elle savait que ceux qui voudraient éteindre l’incendie arriveraient trop tard. Et ne voulant pas se mêler à la foule dans la crainte d’y rencontrer des ennemis, elle se glissa en arrière du bâtiment et de là gagna un hangar voisin du cap. Elle voulait contempler son œuvre de destruction, elle voulait repaître ses yeux de la bonne vengeance qu’elle accomplissait en brûlant Cécile Daurac. Mais elle ne savait pas que Lambert était dans la taverne, elle le pensait retourné au combat avec Dumas, Peut-être eût-elle regretté son œuvre si elle avait su Lambert dans la maison en feu. Mais ignorait-elle que son père, Lymburner et Rowley étaient tous trois renfermés dans une chambre du dernier étage ?… Il faut le croire, en effet, puisque Miss Tracey n’avait pas revu les trois traîtres après le court combat qui s’était livré entre les officiers américains et les miliciens de Dumas. Elle pouvait penser qu’ils s’étaient retirés dans une maison du voisinage en attendant que le sort eût décidé des événements. Il faut donc croire que Miss Tracey pensait Cécile seule dans la bâtisse, et cela lui suffisait puisque c’était toute sa vengeance.

Du hangar où elle était en observation elle semblait calculer mentalement le progrès de l’incendie. Toute la façade de la taverne était maintenant la proie des flammes, et par les fenêtres de côté et de l’arrière la fumée commençait à s’échapper. Cinq minutes encore, pensa la jeune fille avec une joie intense, et Cécile Daurac sera entourée d’un formidable brasier ; car Cécile se trouvait enfermée dans la partie opposée du bâtiment et dans une chambre située un peu à l’arrière.

Mais elle tressaillit violemment tout à coup en voyant un volet du premier étage s’ouvrir et par la fenêtre une tête de femme se montrer.

Cécile !…

Ce fut un grondement terrible qui s’échappa du cœur fielleux de Miss Tracey et de ses lèvres tremblantes !

Mais non ce n’était pas possible !…

Comment aurait-elle pu s’échapper de la chambre où elle l’avait enfermée ?

La fille du Tavernier crut faire un rêve !

Mais le cri d’appel jeté par Cécile lui prouva qu’elle était bien éveillée.

L’instant d’après Miss Tracey vit deux hommes, qu’elle reconnut pour des matelots, faire le tour de la taverne, puis s’arrêter sous la fenêtre de Cécile, regarder, puis repartir, et revenir avec une échelle peu après.

Miss Tracey jeta une imprécation et s’é-