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LA TAVERNE DU DIABLE

bout de vingt minutes, retraitèrent en désordre vers le centre de la basse-ville.

Dumas se trouvait sur la rue Champlain, et non loin encore de la Taverne du Diable, quand il se sentit saisir par un bras.

Il faillit tomber de surprise en reconnaissant Cécile Daurac, qui, agitée, tremblante, lui demanda :

— Où est Lambert ?

— Lambert ! fit Dumas. Mais… je ne sais pas… je l’ai perdu de vue… À moins qu’il soit resté à la Taverne, s’il n’est pas mort !

— Mort ! fit Cécile en chancelant.

— Je n’en sais rien, mademoiselle… mais je ne le vois pas !

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— À la Taverne… il y a dix ou quinze minutes ! Il y est peut-être encore avec des miliciens !

Cécile n’en demanda pas davantage : elle s’élança vivement vers la taverne de John Aikins.

Elle aperçut là des groupes d’artisans qui discutaient avec animation. Elle vit des miliciens qui gardaient à vue les officiers américains faits prisonniers. Il y avait aussi des femmes, des jeunes filles, à demi vêtues dans la neige qui tombait fine et froide, dans la bourrasque qui se calmait parfois pour reprendre et souffler avec plus de violence ; elle vit encore des enfants, apeurés, claquant des dents, le visage et les mains bleuis par le froid, qui cherchaient leurs mères. Et elle entendait des cris, des jurons, des rires, des imprécations, des appels… Des matelots ivres et cachés quelque part dans les baraques du voisinage chantaient des refrains joyeux. Dans le brouillard de neige, qui de temps en temps semblait s’épaissir, passaient des êtres humains en courant ; les uns se croisaient sans se regarder, d’autres s’arrêtaient, s’interpellaient, repartaient. Ça et là des groupes se formaient, se disloquaient et se dispersaient pour se perdre dans la neige.

Cécile passa à travers tout ce monde sans se préoccuper des regards curieux ou admiratifs qui se posaient sur elle, ou des voix surprises qui prononçaient son nom.

À travers la neige qui formait comme un rideau agité par le vent elle aperçut enfin la façade de la taverne. Près de l’entrée elle reconnut trois ou quatre miliciens qui faisaient partie du bataillon de Lambert.

— Où est Lambert ? demandat-elle, inquiète, à l’un d’eux.

— Là ! dit simplement le milicien en indiquant à travers la salle déserte de la taverne une porte close. C’était celle qui ouvrait dans la cuisine.

— Vous attendez votre lieutenant ? demanda encore Cécile un peu rassurée sur le sort de celui qu’elle aimait.

— Oui… nous attendons ses ordres !

Mais que pouvait faire Jean Lambert là, derrière cette porte close d’où n’arrivait nul bruit.

Cécile fut saisie par un terrible pressentiment.

Mais bravement elle se dirigea vers la porte indiquée.

Oh ! c’est qu’elle ne savait pas… qu’elle ne pouvait savoir quel drame terrible et silencieux à la fois se jouait entre deux hommes seulement derrière cette porte !


XV

LE DUEL


Dans le corps à corps qui suivit la décharge des fusils dans la grande salle de la taverne, Lymburner, Rowley et Aikins, pour ne pas s’exposer à tomber dans les mains des Canadiens, rentrèrent précipitamment dans la cuisine, montèrent à l’étage supérieur et se barricadèrent dans une chambre.

Seul, peut-être, Lambert avait remarqué la retraite des trois traîtres, car Lambert avait un intérêt tout particulier à surveiller le major Rowley pour venger Cécile du coup de poignard qu’elle en avait reçu.

Mais pour atteindre Rowley il avait devant lui les officiers américains. Alors ceux-ci avaient bondi l’épée haute contre les soldats de Dumas. Lambert s’était jeté à leur rencontre en commandant à des miliciens autour de lui de le suivre. Dans le choc qui suivit Lambert buta contre un banc renversé et tomba. Un américain allait le percer de son épée, lorsque le major Lucanius lui cria :

— Laissez-moi cet homme !

Lucanius avait son épée à la main.

Lambert avait échappé la sienne.

N’importe ! à la vue de Lucanius à qui il croyait devoir reprocher son séjour dans la cave secrète d’Aikins, il se releva prestement et, sans se soucier de l’épée du major, il le saisit à la gorge et essaya de le renverser dans l’espoir de le faire prisonnier. Mais nous savons que Lucanius, en dépit de sa petite taille, avait des muscles et une agilité surprenante.