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LA TAVERNE DU DIABLE

Pourtant, après une heure d’efforts redoublés, Campbell réussit à y faire monter cinquante de ses hommes, qui de cette hauteur firent pleuvoir leurs balles sur les hommes de Peltier. Le lieutenant fut grièvement blessé. La résistance n’était pas possible, lorsque les soldats de Campbell se laissèrent glisser en bas des glaces et sautèrent sur la barricade dont ils prirent possession.

Peltier avec ses hommes se jeta dans le passage qui communiquait avec la rue Champlain et se réfugia derrière la barricade de Lambert. Mais là aussi Campbell avait donné l’attaque, et Lambert aurait pu tenir bon avec les quelques hommes qu’il avait seulement. Mais lorsque Peltier eut abandonné sa barricade, Lambert vit le danger qui le menaçait lui et ses miliciens : les Américains allaient tout simplement les prendre en queue. Il fit enlever rapidement les canons et avec son petit détachement retraita sur la deuxième barricade qui protégeait les casernes.

Mais le danger demeurait toujours le même, attendu que Campbell, une fois maître de ces deux barricades, n’avait qu’à se porter contre les barrières sans défense de la Ruelle-aux-Rats et revenir encore prendre Lambert en queue. C’est pourquoi Lambert envoya chercher du secours à la barricade de la rue Sault-au-Matelot.

Malheureusement à l’arrivée de Dumas, les Américains avaient réussi à passer les barrières de la Ruelle-aux-Rats, et négligeant la barricade des casernes, couraient vers la Taverne de John Aikins pour de là aller se joindre aux soldats d’Arnold.

Dumas et Lambert virent de suite le danger d’isolement qui les menaçait.

À cet instant des cris de victoire retentissent de toutes parts et la fusillade avait presque cessé. Du côté de la taverne arrivait des rumeurs si joyeuses qu’elles émurent les deux officiers Canadiens.

— Allons à la taverne ! proposa Dumas !

— Allons ! répliqua Lambert, c’est l’heure de notre revanche !

— Oui, répliqua Dumas avec un accent farouche, il faut prendre cette taverne maudite, tuer tout ce qu’il y a dedans, puis la brûler pour qu’il n’en reste plus de vestiges !

Dumas confia la garde de la barricade et des casernes à Peltier qui, quoique gravement blessé, pouvait encore diriger ses hommes.

Devant la taverne stationnait une troupe débandée de soldats américains en train de sympathiser avec du peuple de la basse-ville.

Dumas ordonna une décharge générale de ses hommes.

Surpris, les Américains s’élancèrent vers le centre de la ville basse n’osant opposer aucune résistance. Quelques-uns d’entre eux, redoutant d’être atteints par les balles des Canadiens, au lieu de prendre la fuite, déchargèrent leurs fusils contre la troupe des miliciens et pénétrèrent en hâte dans la taverne.

— À l’assaut ! commanda Dumas.

À l’instant même des clameurs de joie emplirent l’espace. Ces clameurs arrivaient de la rue Champlain. Dans le brouillard de neige qui passait il était impossible de ne rien voir, mais bientôt les miliciens de Dumas furent entourés par des bandes joyeuses de citadins, de matelots et de miliciens. Plusieurs avaient jeté leurs fusils et ne songeaient plus qu’à se réjouir de la victoire des Américains.

— Hé ! quoi ! cria Dumas aux miliciens qui riaient et aux matelots qui titubaient déjà à cause de copieuses libations, vous ne vous battez pas vous autres ?

— Nous battre !… Contre qui ? demanda avec un grand étonnement un milicien.

— Jour de Dieu ! contre les Américains hurla Dumas avec colère.

— Les Américains ?… Mais ils sont maîtres de la ville !

— Êtes-vous fous… ou saoûls ?…

Une nouvelle clameur parut venir confirmer les paroles du milicien, et cette clameur, partant du centre de la basse-ville apportait ces mots :

— Vive les Américains !…

Et l’on eût dit en effet que la bataille avait cessé : en la ville basse on ne percevait plus que quelques coups de feu ça et là et ces coups de feu pouvaient être tirés en guise de salves d’allégresse. À la haute-ville cependant, on entendait encore gronder le grosses batteries.

Dumas regarda Lambert avec ahurissement.

— Ma foi, prononça avec une sourde énergie Lambert, si les Américains sont maître là-bas, ils ne le sont pas encore ici !

— Tu as raison, répliqua Dumas. Si les autres sont battus, nous, nous ne le sommes pas ! Et de suite, se tournant du côté des miliciens il hurla d’une voix de tonnerre :

— Canadiens, à la Taverne !

Tout à coup, une formidable mousqueterie éclata vers le centre de la ville basse. Aux clameurs de joie, succédèrent des clameurs