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LA TAVERNE DU DIABLE

telot éclairât d’une lanterne Lambert durant son repas.

La jeune fille se trouva très désappointée. Elle aurait voulu s’entretenir avec le lieutenant, lui dire combien elle l’aimait, qu’elle s’intéressait à son sort, qu’elle trouverait un moyen de le tirer de son cachot.

Et les jours suivants Miss Tracey espéra toujours qu’il lui serait permis enfin d’aller seule porter les repas au prisonnier. Mais toujours le matelot, qui avait reçu des instructions formelles d’Aikins et de Lymburner, venait prendre la jeune fille pour aller au cachot. Une chose dont il faut tenir compte : c’est que la jeune fille n’aurait pu déplacer la trop lourde caisse qui reposait sur le panneau de la trappe.

Miss Tracey finit par désespérer de sauver Lambert.

Lucanius, grâce à des complices inconnus, était parvenu à sortir de la ville avec le plan qu’il avait préparé en collaboration avec le major Rowley. Ce plan avait été achevé dans la journée qui avait suivi la nuit du 22. Après le départ de Lucanius, Rowley, Aikins et Lymburner, par crainte d’une surprise, s’étaient réfugiés dans la baraque d’une femme interlope en attendant que les Américains fussent maîtres de la cité. La Taverne ne se trouvait donc habitée que par Miss Tracey et les quatre matelots déserteurs.

Il était arrivé un soir que le matelot, chargé d’accompagner Miss Tracey au cachot de Lambert, avait, par un oubli incompréhensible, négligé de replacer sur la trappe la lourde caisse qui servait à la masquer.

La fille du tavernier s’aperçut de cet oubli et elle en ressentit une joie immense.

Vers le milieu de la nuit, lorsqu’elle fut assurée que les matelots dormaient profondément au grenier, la jeune fille sans bruit quitta sa chambre et descendit à la cave. Pour se guider elle avait allumé une bougie. Quand elle fut arrivée près de la trappe, elle chercha des yeux l’échelle qui servait à descendre dans le cachot. Elle ne la vit pas. Elle trembla d’inquiétude. Puis, elle poussa le verrou de la trappe et tira à elle le panneau. Elle se pencha sur le bord du trou et écouta. Elle entendit distinctement la respiration du prisonnier qui paraissait dormir profondément. Du reste, Lambert s’était aménagé un lit assez confortable sur une rangée de caisses et avec des couvertures que lui avait données Aikins.

— Monsieur Lambert ! appela doucement la jeune fille en plongeant sa bougie dans l’ouverture de la trappe.

— Qui m’appelle ? demanda la voix enrouée du lieutenant. Mais il avait reconnu la voix. Et il reprit aussitôt : ah ! c’est vous, Miss Tracey ?.

— Oui… j’ai pu m’esquiver de ma chambre …

— De votre chambre ? interrompit Lambert. Mais est-il le jour ou la nuit ?

— C’est la nuit…

— Et quelle date sommes-nous ?…

— C’est demain le 30.

— Le 30 de quoi ?

— De décembre, répondit la jeune fille. Puis elle demanda : Croyez-vous vraiment que vous êtes là depuis un an ?

— Depuis un siècle, oui, sourit Lambert.

— Vous avez donc beaucoup souffert ?

— Souffrir, moi ?… Mais pas du tout. J’ai tout au plus trouvé le temps un peu long. Pensez donc, vivre ainsi dans une obscurité perpétuelle, et ne faire que manger, boire, rêver et dormir ! Alors nous sommes encore en l’année 1775 ?

— Vous êtes prisonnier depuis sept jours seulement !

— Sept jours !… Est-ce possible ?

— Mais réjouissez-vous, monsieur Lambert, reprit Miss Tracey, demain vous serez libre ! J’ai décidé de vous tirer de votre prison.

— Vraiment ? fit joyeusement Lambert. Vous vous intéressez donc à moi un peu ?

— Beaucoup, plus que vous pensez ! Vous ne m’accuserez donc plus de vous vouloir du mal.

— Comment pourrais-je vous accuser, lorsque, après m’avoir sauvé la vie une fois, vous venez m’apprendre que demain je serai libre grâce à vous !

— J’ai dit demain, mais je voulais dire cette nuit, sourit la jeune fille. Car demain il pourrait être trop tard. Et il y a longtemps que je vous eusse rendu à la liberté, si j’en avais été capable. Voyez-vous, c’est par un prodige ou un miracle inexplicable si j’ai pu arriver jusqu’à vous. Cette trappe est d’habitude, je devrais dire toujours, masquée par une lourde caisse qu’il faut déplacer. Or, de mes seules forces il m’est impossible de mouvoir cette caisse. Ce soir, après votre repas, et voilà le miracle, le matelot qui m’accompagne habituellement a oublié de remettre la caisse en place. Comprenez-vous ? J’ai de suite remarqué cet oubli et je me suis bien promise de ne pas manquer cette occasion. Et comme vous le