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lébrité… et l’on ne nous taxeras pas, espérons-le, d’imaginatif exagéré.

Mais l’on pourrait fort bien nous accuser d’avoir copié, ou — ce qui serait bien pis — d’avoir plagié certain romancier français du 18e siècle, dont nous avons à notre plus grande confusion perdu le nom, et qui, dans son roman, parle de certaine Taverne du Diable fort célèbre en son temps. Si notre bienveillant lecteur se rappelle la dite Taverne de ce dit romancier, nous le prierons de ne pas confondre avec notre Taverne du Diable de la ville de Québec. Car, expliquons-nous, cette Taverne du Diable de ce conteur français était située en l’excellente ville de Toulon, du beau royaume de « doulce France ». Il y a donc nuance entre les deux Tavernes, pour ne pas parler de l’espace énorme qui les séparait. Mais si les titres ou les noms se ressemblent, nous sommes prêts à jurer, front levé, que le récit n’en est pas du tout le même.

Disons encore, pour plus de précision, que notre Taverne du Diable n’a existé, à proprement parler, que sous le gouvernement de Guy Carleton alors que les Canadiens l’avaient tout d’abord désignée sous ce nom : « La Taverne des Anglais ». Pourquoi ?… Parce qu’elle était tenue par un anglais, John Aikins, que les matelots surnommaient par plaisanterie « Sir John », et parce que, aussi, elle était plus particulièrement fréquentée par les soldats, miliciens et matelots anglais. Rarement voyait-on un canadien se hasarder, seul, en cette taverne ; ce n’était point bon pour sa santé : il y était exposé à un coup de poignard ou à une balle de pistolet. Car, il faut vous dire bien franchement que les Canadiens, nos pères, n’étaient guère aimés des Anglais de cette époque ; mais il faut bien ajouter, sans vouloir rien dire de mal, ô mon Dieu ! que nos pères le leur rendaient bien… ils n’aimaient guère non plus ces Anglais-là !

Tout de même, pour être juste, disons que Carleton, bon diplomate et habile tacticien, sut par une politique adroite et quelque peu bienveillante réconcilier un tant soit peu les deux races. Et dame ! de race à race, cela marchait toujours un peu, mais d’individu à individu, il y avait souvent tracas, injures, bagarres, horions, et, sans vouloir vanter nos illustres pères, l’avantage ne restait pas toujours aux Anglais.

Donc, la Taverne du Diable ne voyait jamais un canadien s’y venir désaltérer, hormis un seul individu. Mais il faut vous dire de suite que cet individu possédait un œil qui voyait clair, et qu’il avait une taille qu’on regardait à deux fois avant de s’y coller. Cet individu s’appelait d’un nom bien commun parmi les mortels… Jean Lambert.

Il ne faut pas confondre notre Jean Lambert avec les autres Lambert, si toutefois il y avait d’autres Lambert en Canada. Une chose certaine, parmi la population de cinq mille âmes que contenait alors la ville de Québec, c’était l’unique Lambert qu’on y connût.

Et l’on ne lui savait ni père, ni mère, ni frère, ni sœur. Des bonnes gens — qui l’aimaient pour son caractère loyal et sa belle attitude — disaient, pour plaisanter, qu’il était venu au monde comme un champignon, ce Jean Lambert. Ils avaient peut-être raison, dame… on ne sait jamais ! Mais on pouvait admettre avec vérité que c’était un superbe champignon que ce Jean Lambert, comme aura le plaisir de le constater notre lecteur au cours de ce récit qui, tout légendaire qu’il peut apparaître de prime abord, n’en est pas moins vrai selon les histoires du temps.

Pour terminer ces explications, nous nous permettrons de décrire brièvement l’endroit où s’élevait la Taverne du Diable à l’époque du siège de Québec par Montgomery et Arnold.

C’était une forte construction à deux étages surmontés d’un toit à trois pignons peinturés d’un rouge écarlate. Le rez-de-chaussée de la Taverne était construit de bois rond, fortes pièces collées les unes contre les autres perpendiculairement ; les joints avaient été enduits d’une espèce de mortier fait d’un mélange de sable, d’argile et de paille hachée. Sur ce rez-de-chaussée les deux étages supérieurs avaient été élevés en planches brutes lavées à la chaux. Les fenêtres étaient protégées par des volets peints d’un rouge sang-de-bœuf. Cette construction présentait un aspect sordide et lugubre. Pour enseigne elle offrait au passant une toile sur laquelle un peintre anglais avait tracé le portrait d’un rude matelot portant une ancre énorme sur ses épaules, et la Taverne avait été dénommée « The Sailor’s Inn ». Mais, comme nous l’avons dit, plus tard les Canadiens l’avaient appelée « La Taverne des Anglais », puis « La Taverne du Diable ».

Elle était située en arrière de la rue Champlain, accotée presque contre le cap. De fait, elle n’en était séparée que par un étroit passage… et ce passage continuait de longer