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LA TAVERNE DU DIABLE

— J’en suis sûre, répondit froidement Cécile.

— Prenez garde !… Je n’ignore pas que vous savez beaucoup de choses… et même des choses dangereuses qu’il vous importerait de ne pas savoir. Mais je sais également des choses, également dangereuses, que je pourrais confier à Carleton, et des choses qui vous concernent… vous et Jean Lambert !

— Pouvez-vous me dire ces choses ? demanda Cécile avec un sourire de défi.

— Je ne le veux pas à présent… ces choses sont trop terribles. Si je le voulais, demain, aujourd’hui peut-être, vous seriez attachée au poteau d’exécution !

— Monsieur, répliqua Cécile plus hautaine et plus défiante, puisque vous êtes si certain de votre affaire, je vous demande d’aller à Carleton et de lui avouer ces choses qui me condamneront !

— Malheureuse ! gronda Rowley comme avec désespoir, pourquoi me défiez-vous ainsi ? Ne savez-vous pas tous les tourments que me causerait votre mort ? Vous ne me comprenez donc pas, Cécile Daurac ? Ne vous ai-je pas assez fait entendre comme je vous aime… à la folie… oui, puisque je commettrais toutes les folies pour me faire aimer de vous !

— Et toutes les lâchetés ! fit Cécile avec une mordante raillerie.

— Ah ! taisez-vous !… râla Rowley avec colère.

— Et vous, qui êtes intelligent, vous pensez qu’une femme serait assez stupide pour lier son sort à un homme qui aurait commis pour elle toutes les folies ?

— Eh !… si cet homme voulait prouver son amour à cette femme !

— Mais vous ne parlez plus d’amour, monsieur, riposta Cécile, mais de passions dangereuses. Avec un tel homme l’existence d’une femme ne serait jamais assurée. Cet homme aujourd’hui, selon son humeur, embrasserait sa femme avec une tendresse démesurée ; demain, il la mordrait pour la tuer ! C’est assez, monsieur, je ne veux pas d’un tel homme. Et puis, vous le savez, j’aime et je suis aimée, que cela suffise !

— Vous êtes aimée ! ricana Rowley, je le sais que trop ! Vous aimez ?… ah ! oui, ce Lambert ! Mais il n’est pas à vous encore !

— Non ?… fit Cécile gouailleuse.

Le major frissonna longuement au souffle d’une passion véhémente qui tourbillonnait en son cœur et en son esprit. Une rage folle le chavirait. Il s’élança sur Cécile comme un dogue qui va mordre. La jeune fille tendit les mains pour le repousser. Rowley saisit ses deux mains qu’il serra avec force.

— Écoute-moi, hoqueta-t-il… écoute-moi, Cécile Daurac, car je te supplie pour la dernière fois : veux-tu être ma femme ! Dis !… Je t’aime… tu le sais… je t’aime… et je suis en mesure de te promettre tout le bonheur qu’il soit possible à une femme de désirer. Je suis riche… mon père est riche… Nous quitterons cette ville, nous irons nous établir dans les États américains… nous irons en Angleterre, nous irons en France, si tu aimes mieux, nous irons où tu voudras ! Que m’importe ! pourvu que je sois heureux avec toi… pourvu que tu sois heureuse ! Il n’est qu’une patrie pour l’amour : le cœur qui le contient ! Veux-tu, Cécile ? dis, veux-tu ?…

— Non ! répondit froidement, Cécile. Vous ne m’aimez pas, et moi je ne vous aime pas. D’ailleurs vains discours, je me suis promise, je suis fiancée, j’ai donné ma parole de française et de catholique, et une telle parole ne se reprend jamais ! Maintenant, monsieur, laissez-moi !

— C’est irrévocable ?…

— Oui. Laissez-moi, répéta la jeune fille sur un ton plus péremptoire. Et elle essaya de repousser le major.

Celui-ci fit entendre un grondement de rage insensée.

— Cécile, reprit-il, les dents serrées et en dardant ses yeux enflammés sur les yeux résolus de la jeune fille, je t’ai déclaré que tu ne seras jamais à l’autre !

— Laissez-moi, monsieur, répéta plus résolument Cécile, ou j’appelle à mon aide le général Carleton !

Rowley jeta une imprécation.

— Ah !… sotte fille !

Alors il serra plus fortement les mains de Cécile, les éleva en l’air, puis repoussa violemment la pauvre fille qui recula, perdit l’équilibre et roula sur le parquet.

Sans une plainte, sans un mot, elle se releva vivement et courut à la porte qui donnait sur la salle où était Carleton avec Lambert.

— Arrête ! rugit sourdement Rowley.

D’une main frémissante Cécile écarta rudement la lourde tenture et de l’autre elle s’apprêta à frapper dans la porte…

Le major venait de bondir sur elle à la même seconde, et avec la rapidité de l’éclair il lui enfonça dans l’épaule gauche la lame de son poignard.