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LA TAVERNE DU DIABLE

— Veuillez vous asseoir, mademoiselle.

Cécile obéit. Elle était très calme, maître de tous ses gestes. Elle regarda tranquillement Carleton en attendant qu’il exprimât le motif qui l’avait fait mander.

Le général prit une lettre sur sa table, la parcourut d’un regard rapide, haussa les épaules avec une sorte d’ennui, et reprit :

— C’est bien probablement un jeu puéril que nous faisons là, mademoiselle ; et si ce n’était de cet incident bizarre qui s’est produit chez vous la nuit dernière, je n’accorderais aucune considération à ce papier.

Cécile, toujours calme, regardait le général, puis le papier qu’il tenait à la main sans comprendre. Comment aurait-elle pu comprendre ?…

Carleton lui décocha à la dérobée un regard perçant. Puis il sourit presque imperceptiblement pour demander aussitôt :

— Mademoiselle, savez-vous que nous avons parmi notre population de la ville des traîtres ?… des gens qui profitent de l’amitié et de la confiance que nous avons mises en eux pour nous vendre aux Américains, ou nous livrer en leur ouvrant les portes de la ville ? Savez-vous cela, mademoiselle ?

— Je le sais, répondit Cécile sur un ton ferme.

Carleton tressaillit.

— Ah ! ah ! fit-il seulement.

Puis il parut méditer.

Après un silence il demanda encore :

— Savez-vous aussi qu’on a volé un plan de nos armements et de nos défenses, un plan qui avait été préparé par le major Rowley et qu’on a essayé de vendre aux Américains, et plus particulièrement à un certain major Lucanius ?

— Je sais mieux que tout cela, général, répliqua Cécile : ce plan n’a pas été volé, puisqu’il était la propriété de la personne même qui l’a fait.

— Mais ce plan avait été fait pour nous.

— Je sais, mais celui qui l’a établi s’en croyait peut-être le maître !

— Soit. Mais savez-vous quel était le but de cette personne en s’appropriant le plan ?

— De le donner à une autre personne qui avait été chargée de le vendre aux Américains.

— Mais il n’a pas été vendu encore.

— Je le sais bien, puisque je connais la personne qui a empêché ce plan de sortir de la ville.

— Vraiment ? fit Carleton avec surprise.

Sa surprise venait du fait de trouver devant lui une jeune fille accusée de trahison et qui, néanmoins, demeurait si calme et qui parlait avec une telle sincérité. Il devina de suite que cette lettre de dénonciation était une imposture. Tout de même, pour ne rien laisser au hasard, il reprit :

— Avant d’aller plus loin dans cette question, je vais vous donner lecture d’une lettre anonyme. De fait, je ne devrais faire aucun cas de cette lettre ; mais je constate, par ce que vous savez, que vous pourrez m’être grandement utile pour découvrir la vérité là où elle se cache.

— Je vous écoute, général.

Carleton lut :

« Monsieur le Gouverneur,

« Je me permets de vous informer qu’un complot a été ourdi dans le but de livrer aux Américains, et au major L… en particulier, un plan militaire de la ville qui a été préparé par l’ingénieur Rowley. Je ne connais pas tous les personnages qui font partie du complot, mais j’en connais l’un des principaux : c’est une jeune fille canadienne domiciliée rue Saint-Pierre et qui s’appelle Cécile Daurac.

Cécile fit un saut sur son siège, rougit violemment et voulut protester. Mais d’un geste et d’un sourire Carleton lui imposa silence et continua la lecture de la lettre :

« Si vous vous donnez la peine de faire chez elle une perquisition, vous découvrirez, dissimulé derrière la pendule placée sur la tablette de la cheminée, le plan en question. Je vous prie de noter de suite que l’espion, qui est entré dans la ville cette nuit, a pénétré dans le domicile de Cécile avec qui il avait des accointances ou des ententes préalables. Notez aussi que si l’espion a échappé à vos soldats, c’est parce que Cécile Daurac lui a donné les moyens de se dérober aux recherches. Un autre personnage du complot, c’est le lieutenant Jean Lambert qui, sans un ordre de ses supérieurs, a déplacé le lieutenant Turner à la dernière barricade qui bloque le sentier conduisant à Près-de-Ville. Or, Lambert avait intérêt à remplacer lui-même Turner, afin de protéger ceux qui allaient sortir ou entrer dans la ville ».

Carleton se tut et regarda longuement Cécile. Et elle, elle regardait également le général, mais elle était si stupéfaite, si troublée, si indignée même, qu’elle ne pouvait émettre un son de ses lèvres qui avaient pâli.