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LA TAVERNE DU DIABLE

et de flambeaux striaient l’obscurité et paraissaient venir vers la rue Champlain.

Rowley, qui allait se diriger de ce côté, s’arrêta, indécis.

En effet, un vacarme terrible comme un ouragan, semblait rouler, déferler vers la rue Champlain.

Plus loin la fusillade venait de mourir, mais on entendait encore par-ci par-là un coup de feu auquel répondait immédiatement des cris affreux.

Rowley sentait le sol frémir sous ses pieds comme sous la course lourde et furieuse d’un troupeau de bisons. Les lueurs des lanternes et des flambeaux semblaient les yeux désorbités de bêtes fauves traquées par une meute invisible.

Le major entendit peu après ce cri poussé par des voix essoufflées :

— L’espion !… l’espion !…

Il eut peur.

Un moment il crut que c’était lui qu’on appelait ainsi.

Il s’apprêta à fuir de toute la vitesse de ses jambes vers la taverne.

Mais il aperçut tout à coup un homme qui arrivait sur lui dans une course furibonde.

Quel était cet homme ?…

À cinquante toises derrière lui accourait une masse humaine, qu’on devinait seulement aux flambeaux qu’elle portait.

Rowley prit un pistolet à sa ceinture, se plaça résolument devant l’homme qui accourait, le mit en joue et cria :

— Halte !

Cet homme s’arrêta, haletant, à un pas du major. Puis l’inconnu se pencha si près que les yeux des deux hommes se croisèrent.

— Bas les armes ! commanda sur un ton autoritaire l’inconnu en anglais.

— Lucanius !… s’écria Rowley avec surprise et en abaissant son arme.

— Ah ! Rowley… quelle aventure ! Vingt fois j’ai failli laisser ma peau entre les mains de ces Canadiens damnés !

— Ils ne sont pas loin encore… voyez !

— Mais je veux leur échapper. Où est Lymburner ?

— Suivez-moi, dit Rowley.

Celui-ci enfila de suite un passage allant vers la Ruelle-aux-Rats, vers la taverne.

Le major américain l’avait suivi.

Il n’était que temps.

Une trombe passa sur la rue Champlain… on eût dit une vague géante qui rugissait.

Des voix françaises clamaient toujours :

— L’espion !… l’espion !…

Et la trombe humaine dévala vers les casernes, vers les barricades, vers Près-de-Ville. Bientôt on ne saisit plus qu’une rumeur confuse.

Depuis un moment la haute-ville avait repris sa tranquillité, et la basse-ville elle-même rentrait peu à peu dans la solitude et le silence.

Lorsque Rowley introduisit Lucanius dans la taverne, Lymburner et Aikins poussèrent un rugissement de joie sauvage. Ils s’élancèrent vers l’Américain qui, blessé, déchiré, hors d’haleine, venait de se laisser choir sur un siège près de la table à laquelle il s’accouda, pantelant.

— Un cordial ! Sir John ! commanda Lymburner.

Aikins se précipita vers sa cave en laquelle il avait emmagasiné ses plus fines liqueurs, et revint bientôt avec une bouteille d’eau-de-vie.

— Damned Lucanius ! disait Lymburner très exalté, comment avez-vous fait pour pénétrer dans la ville ?

Le major avala un grand verre d’eau-de-vie, sourit placidement et dit :

— Non sans peine, comme vous voyez, et non sans avoir causé un peu de tapage !

— Damned Lucanius !… je n’avais jamais supposé que vous étiez capable d’une telle audace. Buvez un second verre d’eau-de-vie, ça vous remettra d’aplomb !

L’Américain ne se fit pas prier.

Ce n’était pas un homme de physique bien remarquable ni de taille bien imposante que ce major Lucanius : il était tout petit, maigre, fluet, grêle, presque rachitique. Il n’avait pas même l’air d’un soldat. Mais il s’était fait une belle réputation par sa science du génie militaire. Au moral il passait pour un homme autoritaire, résolu, déterminé, et c’était un de ces audacieux qui ne comptent jamais les obstacles, parce qu’ils s’imaginent qu’il n’en peut être capables de leur résister. À voir ses yeux noirs et ardents qui éclairaient fortement le teint mat de son visage anguleux, et son regard très mobile et perçant qui semblait embrasser d’un simple coup d’œil tous les détails d’un ensemble quelconque, on devinait que cet homme était mû par une redoutable énergie et une volonté de fer. Il venait d’accomplir un exploit fantastique qui prouvait bien la trempe extraordinaire de cet homme. Et chose singulière, de ce petit corps d’homme sortait une voix qui, parfois, grondait comme un tonnerre, et cette voix était tellement impérative qu’il semblait impossible de désobéir à cet homme lorsqu’il commandait.