Page:Féron - La taverne du diable, 1926.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.
35
LA TAVERNE DU DIABLE

c’est plus prudent. Je m’en vais de suite aux informations, mais je désire vous recommander de ne pas quitter un instant Miss Tracey.

— C’est bien, répondit Cécile en refermant la croisée, j’aurai l’œil sur elle.

Dumas s’en alla, après avoir par quelques paroles essayé de rassurer Mme Daurac. Mais la pauvre femme devenait plus mal à mesure que grandissait le chahut dans la ville.

Miss Tracey faisait tous ses efforts elle aussi pour calmer Mme Daurac, pour l’apaiser.

— Ce n’est qu’une alerte, disait-elle. Voyez-vous, on n’entend pas même les canons. Si c’étaient les Américains, je vous assure que les grosses pièces ne demeureraient pas silencieuses.

Mme Daurac suffoquait… elle râlait presque.

— Je vais lui préparer une potion au rhum, dit Cécile, cela lui fera du bien.

Et elle quitta la salle pour aller à la cuisine.

Miss Tracey se vit seule avec Mme Daurac qui, les yeux fermés, paraissait entrer dans l’agonie.

À trois pas le feu de la cheminée flambait. Un geste rapide suffisait à Miss Tracey pour se défaire de son plan.

Elle y pensa…

À son corsage elle porta sa main tremblante… Mais elle parut se raviser.

Si Cécile revenait tout à coup et voyait brûler ce parchemin !…

La salle était éclairée par une lampe suspendue au plafond, et la clarté se réfléchissait dans un miroir. Cette réflexion attira les regards de Miss Tracey. Le miroir était accroché au mur et vis-à-vis de la porte, et cette porte faisait face à une autre porte de l’autre côté du passage. Cette autre porte était celle de la cuisine. Or Miss Tracey ne connaissait pas les aîtres de la maison, sans quoi elle aurait été sur ses gardes. Et par une curiosité qu’elle n’aurait pu définir elle-même, elle fit quelques pas et alla jeter un rapide coup d’œil dans le miroir. Dans ce coup d’œil elle aperçut la porte de la cuisine et par cette porte Cécile qui, également, regardait le miroir.

Cécile était en train de préparer une potion à sa mère, et par instinct aussi, sans savoir pourquoi, elle jetait de temps à autre un regard au miroir de la salle.

Et voilà que par un pur hasard les yeux de Cécile et ceux de Miss Tracey s’étaient rencontrés sur cette glace.

Cécile sourit… Miss Tracey pâlit… elle pâlit sans savoir pourquoi. Mais elle eut l’intuition subite qu’elle était épiée. Pourtant, elle eut assez d’empire sur elle-même pour ne faire mine de rien. Elle affecta d’arranger les mèches de ses cheveux roux, puis elle revint vers Mme Daurac. Ses yeux tombèrent sur la tablette de la cheminée. Sur cette tablette elle vit un crucifix de pierre placé entre une jardinière, dans laquelle demeurait un bouquet de fleurs depuis longtemps fanées, et une pendule.

Miss Tracey eut un sourire.

Elle prêta l’oreille dans la direction de la cuisine, et elle entendit un bruit d’ustensiles quelconques. Donc Cécile était encore là occupée à sa potion, donc Miss Tracey avait le temps de mettre à exécution une idée nouvelle. Et cette fois, sans trembler, elle glissa rapidement sa main droite dans son corsage, tira le plan, fit trois pas vers la cheminée, et déposa le parchemin compromettant derrière la pendule. Puis elle revint se poster derrière la bergère de Mme Daurac, à laquelle elle dit de sa voix la plus compatissante :

— Chère madame, je vous prie de vous remettre, ce n’est rien, N’entendez-vous pas que les bruits diminuent, que les coups de feu se font plus rares ?… Ce ne devait être qu’une alerte sans importance.

Cécile rentra portant un plateau sur lequel étaient disposés un carafon de vin, deux coupes de cristal et une tasse de pierre d’où s’échappait la vapeur d’une potion chaude pour Mme Daurac.

Cécile déposa doucement le plateau sur une table placée au centre de la pièce.

À la minute même un grand vacarme s’éleva sur la rue Saint-Pierre.

— Ah ! Jésus, Seigneur ! clama Mme Daurac en se dressant debout et en joignant les mains.

Un choc violent ébranla la maison… un bris de vitre crépita…

— On envahit notre domicile ! cria Mme Daurac avec épouvante et désespoir.

Cécile, cette fois, tressaillit violemment, et Miss Tracey trembla d’angoisse.

Cécile, tout de même, saisit une bougie sur la table, courut l’allumer aux flammes de la cheminée, et avec cette bougie se précipita vers la boutique pour savoir la cause du fracas qu’on entendait.

Miss Tracey la suivit.