Page:Féron - La taverne du diable, 1926.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.

blement, c’était le plan de Rowley.


Dans la clarté apparut la silhouette de Miss Tracey Aikins, tenant dans sa main droite, un pistolet…Page 18.

Il fallait qu’elle se débarrassât de ce plan le plus tôt possible, car en cas d’arrestation — comme elle le redoutait déjà — ce plan pouvait être découvert et constituerait contre elle une preuve terrible. Elle se disait que Dumas avait chargé Lambert d’aller la dénoncer à Carleton, et à tout instant elle s’attendait de voir surgir des soldats envoyés pour l’arrêter. De suite, elle avait eu l’idée de jeter au feu ce maudit plan ; mais elle ne pouvait le faire en présence de ces trois témoins. Il lui fallait donc attendre une occasion favorable. Ensuite, une fois débarrassée de ce plan, si elle était arrêtée, elle se réjouissait à l’avance qu’on ne pourrait rien prouver contre elle, et alors elle méditait un projet de vengeance contre Cécile, Dumas et Lambert.

— Oh ! se disait-elle avec un cœur rugissant, ma vengeance sera si terrible que l’univers entier en parlera !…

Mais en attendant il lui fallait bien accepter sa mauvaise fortune, et elle s’efforça de ne rien laisser paraître de ses sentiments intimes.

Dumas lui souhaita bientôt bonne nuit et quitta la pièce où se trouvaient, les trois femmes. Mme Daurac se leva pour le reconduire à la porte de l’arrière qui était pratiquée au bout d’un passage. Miss Tracey espéra un moment que Cécile quitterait également la salle, mais elle fut déçue : Cécile accompagna le capitaine seulement jusqu’à la porte de la petite salle et revint près de Miss Tracey. Et déjà celle-ci s’apprêtait à retirer de son corsage le plan pour le jeter dans les flammes de la cheminée. Elle se mordit les lèvres de désappointement.

Cécile lui demanda :

— Voulez-vous enlever votre manteau, mademoiselle ?

— Non… merci, répondit Miss Tracey, je n’ai pas trop chaud encore.

Sous son manteau Miss Tracey avait un pistolet qu’elle ne voulait pas laisser voir, car cette arme pouvait lui devenir utile. À cet instant même elle eut une furieuse envie de s’en servir contre Cécile. Mais elle se domina, en songeant qu’elle pouvait, par un acte précipité et trop hâtif, se mettre dans un pétrin dont elle ne pourrait plus sortir.

Dumas venait de quitter la maison, et au moment où Mme Daurac refermait la porte et s’apprêtait à la verrouiller, plusieurs coups de feu retentirent brusquement à la haute-ville. Peu après d’innombrables rumeurs emplirent le silence nocturne.

Le capitaine rentra précipitamment dans la maison.

Mme Daurac avait poussé un cri d’effroi et s’était retirée dans la petite salle où se trouvaient Cécile et Miss Tracey.

Les deux jeunes filles avaient bondi d’émoi.

Mme Daurac se jeta dans une bergère en gémissant :

— Ô mon Dieu ! ce sont les Américains !

Elle était si livide, elle tremblait tant qu’un moment on crut qu’elle allait mourir de peur et d’angoisse.

Miss Tracey, généreuse par nature et oubliant sa position, le plan dans son corsage, sa haine, sa vengeance, se porta au secours de Mme Daurac.

Cécile, très calme, alla au devant du capitaine pour lui demander :

— Que se passe-t-il, capitaine ?

— Je me le demande. Ce n’est certainement pas une attaque des Américains, car nos sentinelles nous en auraient prévenus. Ce n’est peut-être qu’une bagarre.

Mais les coups de feu se succédaient, crépitaient, redoublaient. Les rumeurs devenaient clameurs. Des cloches furent mises en branle, et en peu d’instants toute la ville fut pleine de bruits de guerre. Dans la basse-ville, la population se jetait dans la nuit et clamait son émoi et sa peur. Des coups de feu éclataient de tous côtés. Des cris de détresse montaient dans l’espace. À son tour la rue Saint-Pierre s’emplit de vacarme. On entendit passer comme un tourbillon une troupe de cavaliers. On saisissait sur le pavé la course de gens affolés. Des hommes s’interpellaient rudement en proférant des jurons. Des femmes alarmées appelaient leurs maris. Des enfants jetaient des cris farouches. Cécile courut à une croisée donnant sur une ruelle qui débouchait sur la rue Saint-Pierre, elle poussa légèrement le volet et jeta dans la nuit un regard scrutateur.

Les clameurs grandissaient. Elle vit des ombres humaines courir avec des lanternes à la main. D’autres portaient des torches résineuses, d’autres des flambeaux à essence, et toutes ces lueurs couraient, volaient, planaient, s’entre-croisaient comme un essaim de mouches à feu.

Dumas s’approcha de Cécile et lui dit à l’oreille :

— Fermez cette fenêtre, mademoiselle,