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cains étaient campés prés des murs de la cité, vivait, dans des transes continuelles. Au moindre bruit insolite elle sursautait, croyant toujours entendre le grondement d’un canon, ou le sifflement d’un boulet.

Cécile, chaque fois, ne pouvait réprimer un éclat de rire, ce qui courrouçait fort la vieille femme.

— Ne ris pas, décile ! Je souhaite que tu ne voies pas ce que mes yeux ont vu ! Prends garde !…

— Ah ça, pauvre mère chérie, répliquait Cécile, à quoi bon d’avoir peur avant d’avoir le mal ! Et puis ici, il n’y a pas de danger pour nous. Les Américains n’occupent que la campagne, et ils ne pourront jamais que bombarder la haute-ville.

— Ne t’en fais pas, Cécile ! J’ai vu bombarder la haute-ville en 1759, et n’empêche que les boulets pleuvaient ici quand même.

— Oui, mais dans ce temps-là, c’étaient les Anglais, ils possédaient de l’artillerie en plein. Tandis que les Américains n’ont avec eux que quelques petits canons qui ne défonceraient pas une porte ordinaire.

— Pauvre enfant, comme on t’en fait acroire ! Penses-tu, en bonne vérité, que les Américains sont venus ici rien que pour parader ?

Cécile riait… et elle riait encore ce soir-là lorsque, en entendant frapper rudement à la porte, Mme Daurac sursauta dans sa bergère et se mit à trembler.

Mais la minute d’après elle se tranquillisait en voyant paraître Jean Lambert. D’ailleurs elle se sentait toujours plus en sûreté, quand un homme, et mieux un militaire, était présent dans la maison. Il lui semblait qu’un soldat sous son toit était un talisman capable de la préserver de tout danger.

Elle reçut le jeune homme avec le sourire d’une mère.

Lambert, s’enquit de sa santé, dit quelques mots aimables, puis s’adressa à Cécile.

— Ma chère amie, je ne pourrai demeurer longtemps ce soir, car je suis pressé. As-tu du nouveau à me confier ?

— Parfaitement, mon Jean, et du propre, comme tu verras. Assieds-toi un peu !

Elle fit asseoir le lieutenant près d’elle et commença ainsi :

— De cinq à six heures je n’ai pas quitté la Ruelle-aux-Rats et je n’ai pas détaché mes yeux de la taverne de John Aikins. Aussi, ai-je pu y voir entrer un personnage… mais un personnage qui est supposé à trois lieues de la ville…

— Lymburner ? demanda Lambert.

— Justement. Mais ne va pas penser qu’il est entré par la porte…

— Non ?…

— Par la cave, mon cher… par un soupirail sur le côté gauche de la maison.

— Oh ! oh ! fit Lambert avec intérêt.

— C’est simple comme tout. Il y a là un tonneau, qui m’a paru vide. Il est placé devant le soupirail qu’il se trouve à masquer tout à fait. L’homme arrive, scrute l’obscurité autour de lui, enfile le passage à gauche, arrive au tonneau, le déplace légèrement, se penche, pousse le soupirail, se glisse dans la cave les pieds devant, de la main replace le tonneau et l’homme est dans la cabane.

Et Cécile se mit à rire aux éclats.

— C’est, tout ? interrogea Lambert qui ne riait pas.

— C’est tout, oui… mais voilà une entrée, mon Jean, qui prouve clair comme le jour que l’on conspire chez Miss Tracey ou, si tu préfères, chez Sir John.

— Je m’en doute depuis longtemps.

— Eh bien ! mon Jean, ce n’est pas tout… j’allais oublier quelque chose.

— Quoi donc ?

— En quittant la taverne pour m’en revenir, j’ai pris par la rue Champlain, et sais-tu qui j’ai rencontré ?

— Rowley, je gage ?

— Mais tu es donc un devin ? se mit à rire encore la jeune fille.

— Bah ! fit négligemment Lambert, l’histoire est si vieille déjà, que je la connais pas cœur. As-tu suivi Rowley ?

— Non, à quoi bon ! Je savais où il allait.

— As-tu été reconnue ?

— Comment pouvait-il me reconnaître, accoutrée que j’étais dans un uniforme de milicien ? Et puis, j’ai passé à côté de lui comme un coup de vent.

— En sorte que tu n’as pu savoir si c’était pour ce soir ?

Par rapport au plan ?… Non, rien… Je me suis dit qu’il faudrait continuer de veiller.

— Tu as raison, il faut veiller plus que jamais. J’ai le pressentiment que l’aventure va se passer ce soir… cette nuit… que sais-je !

— Quoi ! fit la jeune fille, curieuse, en saurais-tu plus long que moi ?

— Une simple observation que j’ai faite cet après-midi : figures-toi que la barricade, qui ferme la Ruelle-aux-Rats et barre le pas-