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Trois jours après les réfractaires prenaient la route de la campagne ; un grand nombre de ces Anglais, conduits par Lymburner, se retirèrent sur l’Île d’Orléans. Au moment où ils sortaient de la ville, ils furent poursuivis par les rires méprisants et les huées des Canadiens et des Anglais demeurés loyaux.

Lymburner tendit son poing et cria :

— Nous reviendrons… mais nous reviendrons en maîtres ! Prenez garde, Canadiens !

L’épithète de « traître » vola à sa face contractée par la rage.

Cependant, les Américains s’avançaient sur Québec. Arnold et Montgomery avaient réuni leurs troupes, mais quelles troupes ! Des soldats mal nourris, mécontents, déguenillés, et souffrant beaucoup du froid qui commençait à se faire vivement sentir. À ces souffrances, vint s’ajouter la maladie, et bientôt le découragement s’implanta. Montgomery redouta la défection en masse.

On était au commencement de décembre.

Les Américains n’avaient amené avec eux qu’une petite artillerie qui se trouvait insuffisante pour battre en brèche les murs de la cité. Et pourtant il importait de tenter une action décisive afin de prévenir la désertion ; toutefois les généraux américains comprirent que cette action ne pouvait être tentée que par une surprise, et la surprise était encore un problème hasardeux.

Avec une grande habileté et par une farouche énergie Montgomery réussit à sauver le moral de ses troupes, puis il essaya d’influencer la population de la campagne et de la ville en leur faisant voir tous les avantages qu’elle retirerait en acceptant le régime américain. La population campagnarde, incapable du reste de se défendre contre les envahisseurs, se laissa entraîner aux promesses des Américains ; mais celle de la ville demeura fermement loyale.

Alors Montgomery décida d’emporter la ville par surprise. Des traîtres allaient l’aider dans l’exécution de son projet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais l’opportunité de cette surprise ne devait pas s’offrir avant les derniers jours de décembre.

On était au 22, et c’était la nuit… nuit noire et froide. La ville entière demeurait plongée dans une obscurité épaisse et dans un silence sépulcral. Ce silence n’était troublé, à intervalles égaux, que par la voix monotone des gardes et sentinelles se communiquant de l’un à l’autre le mot d’ordre. Tous les lieux publics étaient fermés : depuis le commencement du siège, Carleton avait ordonné aux commerçants, taverniers, aubergistes de clore leurs établissements dès la tombée du crépuscule, et à cinq heures précises tous les civils devaient se claquemurer dans leurs habitations et fermer hermétiquement les volets.

La Taverne du Diable, tout comme les autres tavernes de la cité, était donc ce soir-là pleine d’obscurité et de silence, si bien qu’elle avait tout à fait un air inhabité. Mais s’il n’y avait nul buveur à l’intérieur, il y avait cependant des êtres humains qui s’étaient retirés dans la cuisine qu’éclairait seulement la flamme haute de la cheminée. Autour d’une table, sur laquelle s’étalait un plan militaire de la ville de Québec, quatre personnages étaient assis. Il y avait Miss Tracey, assise à une extrémité de la table rectangulaire, à l’extrémité opposée, il y avait John Aikins, et au milieu le major Rowley et le marchand, Lymburner. Comme on le sait, Lymburner s’était retiré sur l’Île d’Orléans avec ses partisans, mais par l’entremise du major Rowley, son neveu, il entrait ou sortait à son gré de la ville. Ce major Rowley, ingénieur militaire attaché à l’entourage immédiat de Carleton, était un garçon de fort bonne mine et d’excellente famille, mais Lymburner avait bientôt fait d’en faire un traître, et il en avait surtout fait un ennemi enragé de la race française du Canada. Et pourtant, chose singulière, Rowley s’était fortement épris de Cécile Daurac.

À l’instant où nous pénétrons dans la taverne, nous trouvons le major penché sur le plan de la ville.

— Voyez, Miss Tracey, disait-il, tandis que John Aikins et Lymburner demeuraient très attentifs, vous aurez soin d’indiquer au major Lucanius cette ligne ; elle conduit, comme vous pouvez le voir, au pied du cap, du côté de la rivière Saint-Charles. Il y a là, sur le sommet du cap, une puissante batterie, mais nous verrons à ce qu’elle ne travaille pas trop bien au moment venu. Arnold n’aura donc qu’à suivre cette ligne qui traverse le faubourg et qui vient aboutir à la vieille rue Sault-au-Matelot. Là, sera dressé à peu près le premier obstacle, une barricade qu’on est justement en train de renforcer. Vous me comprenez ?

— Parfaitement, répondit Miss Tracey,