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Et Jean Lambert croyant vraiment, à la fin, qu’il avait été mystifié, résolut de reprendre le chemin de la caserne. Il marcha vers la première barrière, mais avant d’en faire l’escalade, il s’arrêta pour écouter un bruit qui venait de la Ruelle-aux-Rats. Qu’était-ce ?…

Lambert, malgré toute son attention, ne pouvait percevoir autre chose qu’une sorte de frôlement contre le pavé de la ruelle. Mais ce frôlement venait dans sa direction. De toute la puissance de ses yeux il essaya de percer le voile noir qui s’étendait devant lui… ce fut vain effort. Ses yeux se noyaient comme dans une vapeur d’encre. De nouveau il appliqua toute son attention à saisir d’autres bruits. Cette fois il crut saisir comme une respiration étouffée… comme plusieurs respirations qu’on cherchait à comprimer. Et le frôlement devenait plus distinct… c’étaient — il le remarqua et s’en convainquit cette fois — des pas étouffés… mais les pas de plusieurs personnes ! Et quoi !… maintenant !… ne venait-il pas de saisir un murmure de voix humaines ?… Plus de doute !… Et au même instant Lambert vit grouiller vaguement dans l’obscurité devant lui des ombres diffuses. Il crut même pouvoir les compter… quatre… cinq… six !…

Étonné, il se recula lentement pour aller s’accoter encore contre le mur du vieux hangar.

Alors l’idée d’un piège qu’on lui avait tendu, lui revint à l’esprit. Et, pourtant, qui pouvait bien lui en vouloir ?…

L’image des six matelots déserteurs troubla légèrement son souvenir ! Mais ces matelots avaient-ils pris d’eux-mêmes cette résolution de l’assassiner, ou bien avaient-ils été soudoyés ?

Jean Lambert le saurait bien tôt ou tard.

En attendant, le danger semblait se présenter, et il fallait lui faire face.

Le lieutenant ne voyait plus ceux qui venaient, mais il entendit le bruit métallique des chaînes de la barrière. Donc l’ennemi n’était plus qu’à quelques pas de lui. Mais soudain tout bruit venait de cesser… plus rien ne troublait l’épaisse noirceur. Une minute se passa ainsi. Puis Lambert entendit très bien ces paroles échangées en anglais :

— Il n’est pas venu !…

— Le diable l’emporte !

— On le rattrapera une autre fois !

— Attendez, fit une autre voix avec un ricanement sourd, on va éclairer l’appartement.

Une autre minute s’écoula.

Tout à coup une vive lumière, qui ne dura que l’espace d’une demi-minute, éclaira l’endroit : c’était une poignée de poudre qu’on venait d’allumer. Mais dans cette fugitive clarté Jean Lambert vit nettement les silhouettes des six matelots qu’il avait soupçonnés de ce traquenard ; mais les matelots également aperçurent Lambert. Et lui, dans la seconde suivante, devina toute la trame de Lymburner et de John Aikins à laquelle Miss Tracey s’était nécessairement mêlée. Il sourit et mit l’épée à la main.

Il était temps : les matelots venaient de pousser un cri de haine et de s’élancer sur lui, leurs mains armées de poignards dont Lambert pouvait percevoir l’éclat fauve des lames.

L’épée du lieutenant arrêta l’élan des assassins.

— Ah ! ah ! mes maîtres, ricana le jeune homme, je découvre enfin quel métier vous faites ! C’est bon… approchez encore !

Mais Jean Lambert ne pouvait compter sur aucun avantage contre les ombres diffuses et fugaces qui passaient devant lui.

Les matelots, par de rapides mouvements, essayaient d’éviter l’épée du jeune homme, pour se rapprocher et le larder.

Et, chose prodigieuse, l’épée arrivait toujours à point pour empêcher ce rapprochement.

Les matelots, comprenant que leur jeu demeurait inefficace, s’arrêtèrent tout à coup.

Le silence se fit.

Lambert, l’épée haute, tranquille et certain maintenant de tenir en respect ses ennemis, les nargua :

— Allons, mes amis ! pour des assassins de profession, vous manquez de doigté. Qui sont ceux qui vous payent si bien et que vous volez si mal !

— Tu vas le savoir ! prononça une voix brutale, près de lui.

En même temps presque Lambert sentit un corps humain se dresser contre lui, à sa gauche, et en même temps aussi une main armée d’un poignard le frappa au côté.

Seulement le coup fut mal donné, et le lieutenant comprit qu’il n’avait reçu qu’une éraflure.

Tout de même il bondit de côté avec un rugissement, puis au hasard, tête baissée, il fondit sur ses assassins.