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pêcher les complots de Lymburner et de son père ! Ah ! ce que peut l’amour !… J’aurais juré qu’elle eût été la première à nous livrer aux Américains… et je constate qu’elle sera la première à nous défendre ! C’est du prodige ! Eh bien ! c’est entendu : avant d’aller au conseil, j’irai à ce rendez-vous de Miss Tracey ; et si messieurs les officiers anglais conservent des doutes ou se méfient de la loyauté de notre population canadienne, j’aurai peut-être des surprises à leur donner. Allons ! maître Lymburner, tenez-vous bien, car vous êtes un ennemi… mais un ennemi plus dangereux que les Américains : eux ne se cachent pas, tandis que vous, vous vous dissimulez dans l’ombre pour frapper !…

Et Jean Lambert, avec un hochement de tête méprisant, poursuivit sa route vers la caserne.

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L’endroit assigné comme rendez-vous à Lambert par Tracey Aikins n’était pas un lieu où se fût aventuré, à la nuit, l’homme le plus brave : c’était un vrai coupe-gorge. Et c’était le trou le plus noir de la basse-ville.

Ce soir-là, pas une étoile ne jetait sur la terre le moindre éclat, le firmament était couvert d’épais nuages, et la Ruelle-aux-Rats, surtout en cette partie où s’élevaient les barrières, présentait une obscurité si dense qu’un chat ne s’y fût hasardé qu’à tâtons. Toute la ville, d’ailleurs, était plongée dans une épaisse noirceur. Une ordonnance avait été rendue par les autorités militaires défendant d’allumer les réverbères de la ville, et enjoignant aux habitants de clore leurs volets dès le crépuscule, afin que nulle lumière ne devînt une cible aux canons des Américains qui, de la rive sud du fleuve, pouvaient à tout instant bombarder la ville. Mais ces autorités militaires ne savaient pas que le colonel Arnold était dépourvu d’artillerie capable, de son point d’occupation, de causer des dommages à la cité de Québec. N’importe ! la prudence commandait. Il fallait donc, ce soir-là, pour se guider dans la ville, des yeux de chat… et encore ! Et cependant, malgré les ordonnances, on pouvait voir de temps à autre des ombres humaines se glisser le long des rues à l’aide d’une lanterne dont on essayait d’atténuer l’éclat.

Jean Lambert connaissait trop bien sa basse-ville pour songer à prendre une lanterne, et il se jeta dans la nuit noire comme en un rayonnement de jour. Il n’allait pas même à tâtons, mais il marchait d’un pas assuré de la rue Champlain à la Ruelle-aux-Rats et, de là, vers les barrières où il avait rendez-vous. À huit heures précises il était entre les deux barrières. Il s’était accoté contre le mur d’un hangar pour attendre Miss Tracey. Il avait franchi la barrière sans même secouer les chaînes qui, attachées à des pieux enfoncés dans le pavé, formaient un entre-croisement de mailles d’acier ressemblant à une toile d’araignée. Et Jean Lambert, dans le silence lourd et noir qui l’environnait — silence que semblait rendre plus lourd et plus obscur la formidable muraille du promontoire qui se dressait là devant lui — attendit en laissant son oreille attentive à tous les bruits pouvant venir de la Ruelle-aux-Rats.

Dix minutes s’écoulèrent.

Et chose étrange, dans ce lieu inhabité, Lambert crut saisir, comme venant derrière lui, ou du hangar ou d’une masure voisine qui était déserte, le bruit d’un pas étouffé. Il colla son oreille contre le mur du hangar… mais il ne put percevoir aucun bruit.

Il pensa :

— Si Miss Tracey était là, quelque part… Si elle m’attendait… Si elle n’avait pu déceler ma présence !…

Jean Lambert d’une voix étouffée appela :

— Miss Tracey !… Miss Tracey !…

Il écouta ardemment.

Nulle voix ne répondit à la sienne.

Et le silence qui continuait de régner avait quelque chose de sépulcral ; l’endroit prenait un aspect funèbre. L’atmosphère y était excessivement froide, et elle devenait si lourde, à la fin, qu’on aurait dit que le cap pesait dessus pour l’alourdir davantage. Malgré sa bravoure, Jean Lambert éprouva un frisson de vague malaise.

Pour la première fois il eut le pressentiment qu’on lui avait tendu un piège pour lui donner la mort, ou bien que Miss Tracey Aikins lui avait donné ce rendez-vous expressément pour se moquer de lui. Et si c’était un piège, pourquoi ceux qui lui en voulaient ne se présentaient-ils pas au rendez-vous ?

Lambert se mit à ricaner doucement et murmura :

— Allons ! si, décidément, c’est une simple mystification de la part de Miss Tracey, je lui garde une revanche !