Page:Féron - La taverne du diable, 1926.djvu/17

Cette page a été validée par deux contributeurs.

bert ce fut une autre dent non moins terrible que les matelots gardèrent.

— On verra… se dirent-ils !

Pourtant, ils se firent au régime et finirent par apprécier justement les bonnes natures de ces deux Canadiens qui les commandaient. Le ressentiment s’en alla, la discipline se rétablit, la rancune s’éteignit… Carleton avait eu raison : les matelots étaient bien domptés, et il n’avait suffi que d’un geste, que d’une parole. Seulement, parmi la bande il se trouvait quelques esprits plus tenaces, plus rancuniers, qui, sans haïr au sens propre du mot Lambert ou Dumas, ne les tenaient pas en odeur d’estime, comme on va le voir.

Disons ici que la discipline accordait des permissions tous les après-midi de une heure à quatre heures, mais à quatre heures précises il fallait se rapporter à la caserne.

Or, à quatre heures, ce jour-là, — et c’était juste au moment où Jean Lambert et Cécile Daurac quittaient l’épicier de la rue Champlain — le détachement rappliqua à la caserne, mais sur le nombre des matelots six manquaient à l’appel.

Dans les circonstances aggravées par l’approche des soldats américains, Dumas trouva la chose singulière. Il résolut de faire enquête immédiatement. Ayant de la caserne aperçu Lambert en compagnie de Cécile, il partit à leur suite pour consulter le lieutenant sur l’incident.

Lambert était donc venu rejoindre Dumas à la caserne de la rue Champlain.

— Oui, c’est étrange, admit le lieutenant, après que le capitaine lui eut appris l’absence des six matelots ; et ce sont les têtes les plus turbulentes et les plus dangereuses qui manquent. As-tu interrogé de leurs camarades ?

— Ils ne savent rien… ou ne veulent rien dire.

— Veux-tu que j’aille m’enquérir dans les cabarets, sans faire mine de rien ?

— C’est ce que je voulais te demander. Autre chose, ajouta Dumas : ce soir, à dix heures, il y a conseil des officiers actuellement à Québec, et l’on m’a demandé d’y être présent et de t’y emmener.

— C’est un honneur ! sourit narquoisement Lambert. Car, jamais, disons-le, les Canadiens n’étaient admis au conseil des officiers.

— Je sais la cause de cet honneur, répliqua Dumas : on désire savoir, devant le danger qui s’annonce, si l’on peut compter sur les citoyens canadiens de la ville.

— Ah ! ah ! fit Lambert pensif.

— Quel est ton avis à ce sujet ? interrogea Dumas.

— Je ne saurais me prononcer avec certitude : les Canadiens, en général, me semblent assez prendre cause pour l’Angleterre, c’est-à-dire leur pays.

— C’est possible, répliqua Dumas, et nous verrons plus tard.

— En attendant, reprit Lambert, je vais essayer de découvrir le gîte de nos six matelots.

— Ainsi, tu viendras ce soir ? demanda le capitaine.

— Oui, répondit Lambert.

Et il s’en alla sur la rue Champlain, visitant les tavernes, les auberges, les cabarets. Il parcourut toute la ville basse, puis toute la haute-ville, mais nulle part il ne put retracer les six matelots qu’il cherchait. Chose étrange, personne ne les avait vus. Que pouvaient-ils être devenus ? Lambert commença de penser que ces six matelots tramaient quelque chose en quelque cachette de la basse-ville… mais où ?

À la venue du crépuscule Lambert reprit le chemin de la caserne pour rendre compte à Dumas de ses démarches.

À quelques toises des casernes il fut accosté par une fillette anglaise qui le regarda hardiment et lui demanda :

— Vous êtes le lieutenant Lambert ?

— Oui, répondit Lambert, surpris.

— Voici pour vous, reprit la fillette.

Vivement elle glissa dans les mains de Lambert un chiffon de papier et se sauva rapidement pour se perdre l’instant d’après dans le dédale des ruelles adjacentes.

Très étonné, Lambert déplia le papier et lut, avec non moins d’étonnement, ce qui suit :


« Je me rappelle ce que vous m’avez conté cet après-midi du complot de trahison. Par un grand hasard j’ai découvert quelque chose à ce sujet et je désire vous en faire part. Je vous attendrai à huit heures sur la Ruelle-aux-Rats, entre les deux premières barrières. Ayez soin de vous habiller de façon à ne pas être reconnu. Déchirez et brûlez ce papier… TRACEY ».


— Bonne Tracey ! murmura Lambert, il faut qu’elle m’aime véritablement — comme Cécile me l’a dit — pour qu’elle tente d’em-