Page:Féron - La taverne du diable, 1926.djvu/15

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cette Miss Tracey, qui ne jure que par le roi George !

— Tu vois qu’il importe de se méfier des gens ; ce sont toujours ceux-là ! Mais il y a encore le gros confrère de là-haut !

— Que veux-tu dire ?

— Eh quoi ? Tu ne connais plus l’ami… cet excellent ami de Sir John ?

— Hein ! Tu ne veux pas dire Lymburner ? Non… ce n’est pas possible !

— Au contraire, tu sais bien que c’est possible, puisque ce sont toujours ceux-là !

— Oui, oui, tu as raison, mon Jean ! Et tu as découvert… quoi ?

— Écoute ceci d’abord : tu connais le neveu de Lymburner ?

— Jim Rowley, oui.

— Et tu sais qu’il est ingénieur militaire ?

— Qu’a-t-il fait ?

— Pas grand’chose… un plan de nos défenses qui va être remis, donné, vendu, enfin, que sais-je ? aux Américains.

— Ah ! quels traîtres ! gronda Cécile. Mais nous ne laisserons pas s’accomplir une telle horreur ?

— Pas du tout. Aussi allons-nous, Dumas et moi, prendre des mesures. Ah ! si Carleton était ici, j’irais de suite dénoncer ces maudits traîtres !

— Mais Carleton n’y est pas !

— Et sais-tu une autre chose, Cécile ?

— Parle, Jean, tu m’intéresses comme jamais !

— Miss Tracey est mêlée à l’affaire…

— Non… tu ne me dis pas !

— Et ce n’est pas pour jouer un rôle secondaire… car elle a du nez !

— Mais j’en ai aussi !

— Toi ? fit avec étonnement Lambert.

— Certes. Si Miss Tracey est là-dedans, je veux en être aussi, ça sera plus drôle !

— Oh ! pour y être, elle y est certainement, car j’en suis sûr. Car je penche à croire que c’est elle qui sera chargée de livrer le plan en question. Comme tu sais, on ne se méfie jamais d’une jeune fille qui a un certain air !

— Oh ! oui, je sais, Jean… oh ! je sais bien trop… Et quand je pense à cette Miss Tracey qui se moque de moi, lorsque je passe devant sa Taverne du Diable !

— Elle se moque de toi ?…

— Ô mon Dieu ! pour rien !… Tu connais l’histoire ?… Elle n’aime pas beaucoup Rowley à qui elle est fiancée, paraît-il ; mais par contre elle est folle de ta personne !

Lambert se mit à rire.

— Ris si tu veux, mais c’est le cas de le dire : elle t’aime à la folie ! Il n’y a qu’une femme pour savoir défricher ce qui s’agite derrière la tête d’une autre femme !

— Je te crois, Cécile.

— Donc Miss Tracey n’aime pas Rowley, elle t’aime… Et Rowley, sais-tu qui il aime ?

— Parbleu ! Miss Tracey, c’est tout clair !

— Ah ! mon pauvre Jean, ce que tu as le nez court !… Mais non, Rowley n’aime pas du tout Miss Tracey, pas le moindrement !

— Ah ! bah ! tu ne vas pas me dire que c’est toi qu’il aime ?

— C’est bien ce que je veux te dire ! se mit à rire Cécile.

— Au fait, je me rappelle certaines attentions de ce major anglais… Mais j’étais bien loin de me douter…

— Oh ! il y a longtemps que je vois ça ! Alors, tu devines la jalousie de Miss Tracey, pour ne pas parler de la jalousie du major. Miss Tracey, elle, voudrait que j’aime son major, que je te donne un bon congé en t’envoyant à elle ! Comprends-tu ?

— Oui, oui… mais ma petite Cécile n’est pas disposée, je pense bien, à me donner ce congé que je ne demande pas, du reste !

— Loin de là ; mais j’aggrave la jalousie de Miss Tracey. Or, figure-toi qu’un jour — il y a bien trois mois de cela — elle est venue à notre boutique pour acheter une verge de soie rose. Je lui montre un échantillon. Elle chiffonne la soie pendant un moment avec une moue mécontente, puis me dit avec mépris : — « Ce n’est pas de la soie, ça ! » Puis elle me flanque l’échantillon à la tête, et s’en va.

Mais elle n’était pas encore sortie que je rétorquai vivement :

— Ô mon Dieu ! il me semble que cette soie convient pas mal à la fille d’un tavernier ! Vous n’allez pas vous penser, j’espère, la fille d’un lord ?…

Elle bondit jusqu’à moi et me cria avec fureur :

— Et toi, petite poupée insignifiante, tu n’es que la fille d’un petit boutiquier !

Je riposte encore :

— Au fait, mon père n’avait pas l’honneur de s’appeler « Sir John ! »

Alors, oubliant qu’elle savait parler français, elle se mit à rugir en anglais :

— Stupid girl… stupid girl !…

Elle s’en alla comme un ouragan. Moi, j’éclatai de rire. À la porte, il y avait des badauds qui riaient avec moi. Ah ! si tu