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les bruits divers de la rue Champlain, sur laquelle circulaient toutes espèces de véhicules qui cahotaient terriblement sur le pavé raboteux, et de laquelle partaient quantité de rumeurs qui devenaient de moment en moment des clameurs.

— Cécile ! appela plus fort Lambert qui se mit à courir.

Cette fois la jeune fille s’arrêta net, se retourna, vit le lieutenant et sourit.

— Est-ce toi qui m’appelles, Jean ?

— Ah ! Cécile, à te voir aller, on penserait que tu as des ailes !

— Je suis pressée, Jean !

— Je le vois bien. Où vas-tu ainsi ?

— Chez Jauret, l’épicier.

— Je t’accompagne, si tu veux ?

— Tu n’es donc pas de service aujourd’hui ?

— Oui, mais Dumas m’a chargé d’une mission très importante à accomplir…

— En courant après les filles qui passent ? se mit à rire la jolie petite blonde.

— Justement. Mais avoue qu’il n’y a pas grand mal à courir après celle qui a accepté d’être bientôt notre p’tite femme !

— Ah ! cher Jean… je vois bien que tu sais entendre le badinage.

Et se mettant à rire tous deux, ils poursuivirent leur chemin vers la rue Champlain.

Avant d’aller plus loin il importe que nous présentions à notre lecteur ces deux héros de notre histoire.

Jean Lambert était seul au monde depuis l’âge de dix ans. Un sacristain de Charlesbourg s’était chargé de l’orphelin qui, à quatorze ans, fut envoyé à Montréal à l’école qu’y tenaient les Messieurs de Saint-Sulpice. Au moment où Lambert abandonnait l’école, le sacristain mourut, et le jeune homme, qui venait d’atteindre 18 ans, se mit à faire tous les métiers. Un jour, il entra dans les milices où, s’étant fait remarquer de Carleton, il fut promû au grade de lieutenant. Lambert avait un très gros avantage : il avait eu la bonne fortune d’apprendre à Montréal la langue anglaise qu’il parlait presque à la perfection. Carleton le versa dans la compagnie que commandait le capitaine Dumas, et bientôt le capitaine et le lieutenant furent deux amis intimes. Au contact d’Alexandre Dumas, qui était un homme fort bien instruit, Jean Lambert perfectionna son instruction et agrandit le champ de ses connaissances… Ici, nous prierons notre bon lecteur de ne pas confondre notre Alexandre Dumas avec ce merveilleux conteur du 19e siècle… Ah ! sapristi ! qu’avons-nous à parler du 19e siècle, lorsque nous n’en sommes encore qu’au 18e !… Pardon !… nous reprenons…

Dumas et Lambert étaient deux patriotes, deux cœurs sincèrement canadiens et sincèrement français, qui préféraient vivre sous le régime anglais, c’est-à-dire chez eux, dans leur patrie, que sous le drapeau des États américains. Il est vrai de dire qu’un moment tous deux avaient été fort tentés par les promesses alléchantes du Congrès américain : de Dumas on aurait fait un colonel, alors qu’il n’était que capitaine ; de Lambert on aurait fait un capitaine, alors qu’il n’était que lieutenant ! Mais chez ces deux braves ça n’avait été qu’une passagère faiblesse.

— Moi, je reste dans mon pays ! avait déclaré Lambert.

— Moi aussi ! avait énergiquement répliqué Dumas.

Et Lambert avait ajouté :

— Avec les Anglais on pourra toujours finir par s’entendre, attendu qu’ils ne peuvent nier que nous sommes chez nous ; au lieu que les autres, la première occasion venue ou à leur première fantaisie, pourront nous dire : « Ici nous sommes chez nous, et vous, vous êtes des étrangers… pensez-y bien !… »

Lambert voyait plus clair que bien d’autres de ses compatriotes.

Depuis six mois il s’était fort épris d’une jolie petite blonde, toute menue, toute mignonne, une vraie petite française qui n’aimait ni les Anglais ni les Américains, mais qui adorait les gens de sa race. Ah ! que n’eût-elle fait pour son pays !… Elle s’appelait Cécile Daurac. Elle était la fille d’un petit commerçant qui, comme tant d’autres, avait dû se faire soldat pour la défense de sa patrie, et qui était mort de blessures reçues durant la campagne de 1759. Tout ce qu’il avait laissé à sa veuve et à sa fille, c’était un petit commerce de draps, de toiles, de velours, de dentelles, sur la rue Saint-Pierre, commerce qu’avaient continué sa veuve et sa fille, mais qui ne rapportait guère à cause de la concurrence des gros marchands de la ville haute. Tout de même, ce commerce parvenait à faire vivoter les deux femmes. Leur boutique était une petite construction de pierre dans laquelle un logis convenable avait été aménagé. Il faut dire que si le commerce allait, c’était dû à Cécile qui, jolie, accueillante, gaie, savait attirer maints jeunes hommes qui y venaient acheter, par-ci par-là, quelques dentelles ou quel-