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— Il a bien été forcé, good Lord ! Pouvait-il refuser, comme ingénieur militaire, de suivre son général ?

— Vous avez raison, Lymburner. Mais rien ne peut empêcher Arnold durant ce temps de faire ses petites affaires !

— Non ?… vous pensez ?… mais le plan de la ville !…

— Au fait… le plan !

— Le maudit plan ! s’écria Lymburner avec une sourde fureur. Ce maudit plan qu’avant de partir Jim a caché je ne sais où… et que je ne pourrai faire parvenir à Arnold !… Damned Arnold !… Mais ce plan je l’aurai… je le trouverai… Arnold l’aura… sinon j’ouvrirai de mes propres mains les portes de la cité à Arnold… damned Arnold !… Ho !… ce plan….

— Good afternoon, gentlemen ! salua soudain une voix sonore et hardie.

Un jeune homme de haute taille et de très bonne mine, portant l’uniforme de lieutenant des milices, apparaissait dans la taverne, et il sembla à Lymburner que ce jeune homme était là et les avait écoutés depuis cinq minutes au moins.

Le tavernier, le marchand et la jeune fille, s’étaient levés en sursaut pour demeurer un moment inquiets et confus devant le nouveau venu qui avait à ses lèvres minces un sourire sans signification. Mais Lymburner paraissait épouvanté, parce qu’il redoutait que ses dernières paroles n’eussent été entendues de ce jeune homme dont il se défiait.

Mais aussitôt la jeune fille sauvait la situation on s’écriant avec le plus pur accent français :

— Ho !… monsieur le lieutenant Lambert !… venez vous asseoir, monsieur Lambert !

— Miss Tracey… fit le jeune homme en s’inclinant avec une belle courtoisie, j’ai bien l’honneur…

— Que vais-je vous servir, monsieur Lambert ? demanda la jeune fille en conduisant le lieutenant à une table retirée, placée près d’une croisée regardant sur la Ruelle-aux-Rats.

Et la jeune fille, tout en essuyant la table avec le coin de son tablier, mettait sur ses lèvres roses un sourire très accueillant.

— Miss Tracey, répondit le lieutenant Lambert, j’ai soif… et je boirai avidement votre meilleure bière. Oh ! mais, Miss Tracey, ajouta vivement Lambert en prenant une main de la jeune fille, comme pour l’empêcher de s’éloigner de suite, j’allais oublier de vous demander si vous avez appris cette nouvelle ou cette rumeur qui circule depuis deux heures par les rues de la ville ?

— Vous voulez parler de l’arrivée des troupes du colonel Arnold ?

— Oui… mais il y a aussi une autre rumeur qui vient d’éclore, et de celle-là, je parie, vous ne savez rien.

— Non ?… Eh bien ! contez-moi ce que dit cette rumeur.

Lambert se mit à parler bas à la jeune fille, après avoir jeté un rapide coup d’œil du côté de John Aikins et de Lymburner qui, également, s’entretenaient à voix très basse.

Lymburner s’était penché à l’oreille de Aikins pour demander, la voix tremblante d’émoi :

— C’est Jean Lambert, ça ?…

— Oui… sourit John Aikins, un gaillard qui n’a pas froid à l’œil !

Plus bas et se penchant davantage, tandis que son regard s’illuminait de lueurs fauves, Lymburner répliqua :

— Mais on pourrait lui mettre froid au cœur !

— Pensez-vous ? fit John Aikins en frissonnant.

— S’il a entendu mes paroles, John, cet homme sera très dangereux… il est même très dangereux à l’heure qu’il est pour l’exécution à bonne fin de nos projets et pour nos propres existences !

— Parce qu’il est dévoué à Carleton ? demanda naïvement Sir John.

— Damned Carleton ! gronda Lymburner. Et que pariez-vous de dévouement de la part de cet homme à un général anglais ! Allons donc ! ce Lambert est un damned frenchman ! Les Français de ce pays, pas plus que ceux de l’autre, n’ont aucun dévouement pour les Anglais comme Carleton et comme nous !

— À la vérité, s’écria John Aikins, ce garçon est excessivement dangereux !

— Pour notre cause… oui. Mais il servira, l’imbécile, la cause de l’Angleterre avant celle des Américains !

— En ce cas, reprit John Aikins en étouffant sa voix, si ce garçon a entendu vos paroles il est plus que dangereux…

— C’est un ennemi terrible… il faudra s’en défaire au plus tôt !

— Oui… mais comment ? C’est un gaillard, comme vous le voyez !

— To hell !… fit avec mépris Lymburner.