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LA SECOUSSE

(Il tire son fils à l’écart) Ainsi donc, Louis, tu te maries ?

LOUIS. — Oui. Je pense que vous ne me désapprouvez pas ?

M. BERNIER. — Moi ? Allons donc. Au contraire : je t’approuve de tout cœur. Du reste, tu as l’âge et la raison. Le nom de la future ?

LOUIS. — Vous ne la connaissez pas…

M. BERNIER. — Non ? Diable ! C’est comme celle de ton frère… Il est donc écrit que je ne connaîtrai pas mes brus !

LOUIS. — Oh ! soyez rassuré, elle est de toute bonne famille.

M. BERNIER. — Du moment que tu l’affirmes, je suis rassuré… très rassuré.

LOUIS. — Elle… vous connaît et vous estime.

M. BERNIER. — Bon. Est-elle riche ?

LOUIS. — Je ne sais rien de sa fortune.

M. BERNIER. — Est-elle jolie ?

LOUIS.(avec passion) Très jolie !

M. BERNIER. — C’est mieux. Est-elle aimable ?

LOUIS. — Elle est charmante !

M. BERNIER. — De mieux en mieux. Je suppose qu’est est jeune aussi ?

LOUIS. — C’est-à-dire que c’est un enfant !

M. BERNIER. — Et sage ?

LOUIS. — Un trésor de sagesse… une image !

M. BERNIER. — Mon fils, je te félicite. En vérité cette jeune fille est une merveille.

LOUIS. — C’est une perle !

M. BERNIER. — Et rare !

LOUIS. — Introuvable, mon père !

M. BERNIER. — Il fallait avoir ton flair !

LOUIS. — Merci. Toutefois, pour être juste, je dois dire que ce flair, je le tiens de vous.

M. BERNIER.(flatté) C’est juste. Car je n’ai aucune honte à me le dire, je possède le flair des affaires. (allant à sa femme) N’est-ce pas, Julie ? Te souvient-il, quand nous nous sommes mariés, je n’avais pas le premier sou ? (revenant à son fils) J’étais un petit salarié. Trente ans ont suffi pour me conquérir ce million qui m’élève aujourd’hui au rang des hommes supérieurs !

Mme  BERNIER. — Il n’y a pas que l’argent qui fasse l’homme supérieur !

M. BERNIER.(avec dédain) Ah !… toi, tu es sentimentale !

LOUIS. — Ma mère a raison.

M. BERNIER.(avec une colère feinte) Comment ! tu te tournes contre moi ?

LOUIS. — Pas du tout. Je dis que ce n’est pas l’argent qui fait l’homme supérieur ; mais c’est bien plutôt l’homme supérieur qui conquiert cet argent.

M. BERNIER.(très flatté) C’est-à-dire que le nigaud reste toujours dans sa nigauderie et dans sa misère. Mais là, nous sommes en train de philosopher, je pense. Parlons de toi encore, Louis. Parlons de ta belle. Son petit nom ?… tu ne me l’as pas dit.

LOUIS. — Angélique !

M. BERNIER. — Diable ! Diable !… sais-tu mon garçon que c’est mieux qu’une perle ce que tu as puisé là… c’est un ange !

LOUIS. — Oui, je pense que cette fille est un ange !

M. BERNIER.(se frottant les mains) Décidément, je suis content. Tiens ! arrosons ça !

(Il entraîne le jeune homme vers un buffet sur lequel sont disposés carafes et verres)

Tu ne viens pas, Julie ?

Mme  BERNIER. — Merci, mon ami. Trinquez à ma santé !

M. BERNIER. — À ta santé ?… je crois bien. Mais à la mienne aussi, à celle de Louis, et plus spécialement à la santé de celle… de… de l’ange !

(Il vide son verre)

Et me diras-tu maintenant, Louis, à quelle date tu désires fixer la noce ?

LOUIS. — Je voulais justement vous entretenir en particulier à ce propos.

M. BERNIER. — Oui ? Bien. Passons dans mon cabinet. (À sa femme au moment de sortir) Tu nous excuseras, chère amie ?

(Mme  Bernier fait un signe de la tête)

Bernier et Louis sortent

Scène TROISIÈME

Mme  BERNIER.(seule) Comment tout cela va-t-il tourner ? Louis se marie… Jules également ! Mais ce pauvre Jules, que lui écherra-t-il en partage ? Louis, c’est décidé depuis longtemps — va prendre la direction des affaires, et Jules, à moins de se résoudre à crever de misère quelque part, devra un jour ou l’autre se soumettre aux ordres de son frère. Cela se peut-il ?… Entre les deux frères il n’y en aura jamais d’entente… il n’y a jamais eu d’entente, il n’y en aura jamais. Ah ! Louis… je l’aime bien pourtant ; mais il y a quelque chose de si froid dans sa physionomie que je sens entre lui et moi comme une barrière. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! que je me sens misérable ! Mais il n’y a pas à dire, je veux sauver mon Jules ! Que faire ?… Oh ! si j’avais seulement une partie de ce million que mon mari se vante d’avoir gagné ! Mais non, je n’ai rien, rien… rien que mon amour maternel !

(Elle est interrompue par le bruit d’une porte ouverte avec violence. Elle se retourne, se dresse épouvantée. Devant elle, un jeune homme les cheveux en désordre, la mise négligée, les yeux hagards, les poings crispés c’est Jules Bernier.)


Scène QUATRIÈME

Mme  BERNIER — JULES.

JULES. — Où est-il ?… où est-il, lui ?… le misérable ! Oh ! le monstre ! Voyons, maman, dites-moi je le trouverai…

Mme  BERNIER. — Jules ! Jules ! qu’as-tu ?… Tu me fais peur !

JULES. — Je cherche ce poltron… ce traître… Parlez ! vous l’avez vu ?

Mme  BERNIER.(frémissante) Mais qui donc ?