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LA SECOUSSE

ACTE TROISIÈME


Même décor.

Scène première

LOUIS, M. BERNIER, Mme  BERNIER

(Sur un divan Mme  Bernier pleure silencieusement. Par-dessus son journal M. Bernier, assis plus loin, décoche à sa femme un regard farouche.)

LOUIS.(entrant, allant à son père) J’ai préparé la note de l’avis officiel de mon mariage. Voici.

(Il tend un papier à M. Bernier qui le prend et le lit tout bas)

M. BERNIER.(remettant le papier à Louis) C’est très bien.

LOUIS. — Plus tard on fixera la date.

(Il se dirige vers la porte). Je vais au journal.

(Il sort).

(M. Bernier reprend sa lecture. Une demi-minute. Brusquement il se lève, jette le journal par terre avec rage, marche rudement par le salon, s’arrête devant le buffet, vide deux verres coup sur coup, renverse une chaise, grogne. Mme  Bernier se lève pour se retirer, car elle redoute quelque violence de son mari.)

M. BERNIER.(sur un ton rogue) Où vas-tu ?

Mme  BERNIER. — Dans ma chambre.

M. BERNIER. — Il y a quelque chose qui ne va pas entre nous…

Mme  BERNIER. — C’est toi qui as brisé notre intérieur paisible.

M. BERNIER. — Moi ?

Mme  BERNIER. — En mettant Jules à la porte… C’était notre enfant !

M. BERNIER. — Qu’il se présente encore avec les dispositions d’esprit qu’il a toujours eues, et, cette fois, je le jette moi-même par cette fenêtre !

Mme  BERNIER. — Tu payeras tout cela un jour ou l’autre !

M. BERNIER.(ton concentré) Ce recommence encore ?

Mme  BERNIER. — Tant que tu souffleras sur les braises…

M. BERNIER. — N’est-ce pas toi, plutôt, qui soulèves le vent d’orage ?

Mme  BERNIER.(avec un léger sarcasme) Naturellement… c’est toujours moi !

M. BERNIER. — Tiens ! je vois que ça va recommencer pour tout de bon… Va’t-en, Julie, ma secousse va me reprendre… Ma colère bout…

(Mme  Bernier se retire).


Scène DEUXIÈME

M. BERNIER, puis Mme  BERNIER.

M. BERNIER.(se promenant avec agitation) Oui, je bous, ma tête bout, mon sang bout… si bien que je me sens devenir un volcan ! Vais-je éclater ? Je le crains… ça fonce de toutes parts… tout craque déjà ! Car elle s’en vient, elle m’empoigne, la gueuse… la maudite secousse ! Et dire que je suis ce qu’on est convenu d’appeler « une bonne pâte d’homme » !… J’aimais ma femme… certes, je l’aime toujours ; mais il se semble qu’il y a quelque chose qui se brise peu à peu entre nous. Pourquoi ? Je me le demande. J’ai toujours été disposé aux sacrifices, je me suis morfondu pour ma femme et pour Jules : l’un m’a renié, l’autre, ma femme, a l’air de s’éloigner de moi ! Je sais bien qu’elle a raison de s’écarter, car je me connais, car dans l’état d’effrayante tension où je suis il y a danger que tout saute ! Tout de même — je ne peux pas me le taire — je souffre, je souffre… (Il va se vider un verre) Un feu me dévore… je veux l’éteindre ! (Il boit) Mais non… je sens que cette liqueur m’enflamme davantage. Oh ! je ne sais pas ce qui me retient… C’est sûr, c’est la secousse qui gronde !

(Il brise le verre sur le parquet. Se remet à marcher à pas saccadés, bute sur une chaise, jure, saisit la chaise, l’élève, la rabat violemment). Voilà !…

(Il est soulagé) Encore un peu, je l’éreintais !

(Mme  Bernier entre, chapeau sur la tête, une ombrelle d’une main, un sac de voyage de l’autre)

M. BERNIER.(la considérant avec curiosité) Où vas-tu ainsi ?

Mme  BERNIER. — Je pars.

M. BERNIER.(comme un écho) Tu pars !

Mme  BERNIER. — Je m’en vais.

M. BERNIER. — Où ?

Mme  BERNIER. — Je ne sais pas… Ici, ce n’est plus ma maison !

M. BERNIER. — Tu ne diras pas, je pense, que c’est moi qui te chasse ?

Mme  BERNIER. — Non… mais ma présence a l’air de te peser. Tu m’as dit tantôt : va’t’en !

M. BERNIER.(essayant de rire) Es-tu folle, Julie ? Je voulais dire : laisse-moi tranquille ! Vois-tu, ma chérie, je suis très énervé !

Mme  BERNIER. — Tu ne veux pas prendre sur toi.

M. BERNIER. — Je ne fais que ça prendre sur moi. Tiens ! Julie, un exemple : si, en ce moment même, je ne faisais pas un effort terrible, si je ne me contraignais pas de toute mon énergie d’homme, je pense que je ferais un vacarme du diable ! Oui… la secousse me reprendrait !

Mme  BERNIER. — Je redoute justement que ce vacarme n’arrive un jour. À mesure que tu vieillis, ta secousse devient plus dangereuse ; c’est pourquoi j’aime mieux m’en aller.

M. BERNIER.(piteux) Tu ne m’aimes donc plus ?

Mme  BERNIER. — C’est toi qui une détestes.

M. BERNIER. — Comme tu me comprends mal, Julie !

Mme  BERNIER. — Rappelle-toi que tu m’as cruellement frappée… frappée au cœur !

M. BERNIER.(candide et humble) Je ne l’ai pas fait exprès… les circonstances.

Mme  BERNIER. — Et depuis que tu as envoyé Jules, tu n’as plus pour moi que des